Venus de Saint-Brieuc, des Mureaux, de Poitiers ou encore de la Nièvre, des membres de dix territoires de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée se sont réunis à plusieurs reprises au cours de l’année pour partager leurs difficultés et leurs pistes d’action.
« Avant j’étais en galère, maintenant j’ai trouvé les rames. Et je ne suis pas seul ». Ce sont les mots d’un salarié d’une Entreprise à but d’emploi (EBE) venu participer à la démarche « Partage » initiée par ATD Quart Monde. Il est heureux de pouvoir partager son expérience avec d’autres salariés, des personnes privées durablement d’emploi, volontaires pour intégrer une Entreprise à but d’emploi, des membres des équipes projets, des équipes de direction et du conseil d’administration. Réunis à plusieurs reprises dans la Drôme et en région parisienne, les 73 participants « ont à cœur de faire progresser l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée, d’identifier ce qui est difficile, de partager les bonnes pratiques et de définir les actions prioritaires pour que des personnes très éloignées de l’emploi rejoignent le projet et trouvent leur place dans l’Entreprise à but d’emploi », explique Denis Prost, membre d’ATD Quart Monde qui a coordonné la démarche.
Rejoindre les plus exclus
Si ces entreprises sont aujourd’hui implantées dans 75 territoires, ce n’est pas toujours évident pour les personnes très éloignées de l’emploi d’avoir connaissance de ce projet. L’accès à l’information est donc identifié comme l’un des premiers obstacles sur la route de l’inclusion dans l’emploi. D’autant plus que certaines personnes ne vont pas ou plus vers les institutions qui pourraient les informer, comme France Travail ou la mission locale, car elles n’ont plus confiance dans ces structures. Il est ainsi nécessaire d’aller présenter l’expérimentation dans les associations caritatives, à la sortie des écoles, sur les marchés, d’instaurer un climat de confiance dès les premiers contacts, et cela demande des moyens humains importants. Cette prise de contact peut se faire grâce aux salariés déjà présents dans l’entreprise, qui sont passés par là, mais aussi grâce à une communication compréhensible par toutes et tous. « Parfois il y a un mot sur un tract, les gens ne le comprennent pas, ça les décourage et ils mettent le papier à la poubelle », constate une salariée.
Et puis il y a la peur : quand on n’a pas travaillé depuis plusieurs années, voire jamais, la barrière à franchir pour accéder à l’emploi semble trop haute. « Pour beaucoup, c’est un changement de monde. Quand tu es au chômage, tu sors du monde du travail et il y a plein d’appréhensions pour y retourner : la peur de ne plus être capable de travailler, de se retrouver dans un collectif de travail, de subir le regard des autres sur ses difficultés personnelles… », détaille Denis Prost.
Faire une place à toutes et tous dans l’entreprise
La création des Entreprises à but d’emploi est par ailleurs un long processus. « Il y a des personnes qui étaient intéressées, mais elles étaient obligées de retravailler tout de suite. Elles ne peuvent pas attendre le CDI. On rentre en intérim par obligation, parce qu’il y a des factures à payer, le loyer », souligne une personne privée durablement d’emploi volontaire pour intégrer une EBE. Pour celles et ceux qui rejoignent le projet en construction, ce n’est pas toujours simple de s’engager dans la durée. « Les personnes ont plein de soucis dans leur quotidien. Si elles décrochent, il faut faire en sorte qu’elles ne se sentent pas coupables, garder le lien pour qu’elles sachent qu’elles peuvent revenir », affirme Denis Prost, en reprenant l’une des pistes d’action issue du projet « Partage ».
Un autre défi de taille se présente ensuite lorsque l’Entreprise à but d’emploi est créée : comment faire une place à toutes et tous. « Entre quelqu’un qui a perdu son travail il y a un an ou deux et quelqu’un qui n’a pas travaillé depuis 15 ans ou qui n’a presque jamais travaillé de manière régulière, ce n’est pas la même connaissance du monde du travail, de ses règles. Il peut vite y avoir des malentendus. Il peut exister aussi des différences culturelles, qui peuvent déboucher sur des tensions », énumère Denis Prost. Parmi les bonnes pratiques et les pistes d’action échangées par les participants, il cite l’idée d’un parcours d’intégration dans l’entreprise pour les nouveaux salariés, le développement de moments de convivialité, mais aussi l’accueil ponctuel de responsables de l’entreprise par les équipes salariées pour travailler ensemble et mieux se comprendre.
Compréhension commune du projet
L’importance de s’accorder sur une même compréhension de Territoires zéro chômeur de longue durée et de ses principes fondamentaux a aussi émergé, lors de ce Croisement des savoirs et des pratiques. « Certaines personnes ont des approches très centrées sur le développement du chiffre d’affaires, l’amélioration de la rentabilité de l’EBE. Bien sûr il faut faire au mieux au niveau économique, mais dans le cadre de la finalité du projet qui est d’embaucher sans sélection et que les personnes soient bien dans leur travail et tiennent dans l’emploi », souligne-t-il. Il retient ainsi que des « temps de formation et d’appropriation commune du projet » peuvent être utiles.
Des « fiches actions » ont été produites et vont être diffusées. Une nouvelle rencontre est prévue en mars prochain pour évoquer la place des personnes les plus éloignées de l’emploi dans la gouvernance du projet et des entreprises. Mais pour Denis Prost, la démarche a déjà permis « une imprégnation, une sensibilité plus forte à la manière de rejoindre ces personnes, de les mettre au cœur de chaque action », qu’il espère voir se diffuser dans tous les Territoires zéro chômeur de longue durée.
« Si vous sortez un peu des clous, les entreprises ne prennent pas de risques »
Salariés d’une Entreprise à but d’emploi, Évelyne Nys et Dominique* aimeraient que les entreprises laissent davantage leur chance « à tout le monde ».
Dominique a découvert l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée « complètement par hasard, en entrant dans le centre d’action sociale ». Depuis le 4 novembre, il est salarié de l’une des Entreprises à but d’emploi de Poitiers et a été ravi de pouvoir « rencontrer d’autres personnes avec des profils très différents » lors du projet « Partage ».
Lui qui a travaillé de ses 24 à ses 53 ans, ne pensait pas être confronté si durement au chômage. « J’ai postulé à plein de postes. On a fait fi de mon expérience. La recherche d’un travail sans diplôme c’est ardu, c’est une discipline à part entière », raconte-t-il.
Il regrette que « les modes de recrutement répondent à un modèle unique. Si vous sortez un peu des clous, les entreprises ne prennent pas de risques ». Il aimerait aujourd’hui inviter ces « entreprises classiques à enlever leurs œillères et à essayer d’extraire le plein potentiel de leurs salariés sans se baser uniquement sur leur CV ». Pour lui, Territoires zéro chômeur de longue durée est « un projet d’avenir qui bouleverse les codes du travail ».
Pas de différence entre les salariés
Salariée depuis cinq ans de la Fabrique de l’Emploi, à Tourcoing, Évelyne Nys a aimé partager son expérience avec d’autres salariés, mais aussi des membres de l’équipe encadrante et de la direction. Elle voudrait aujourd’hui que le modèle des Entreprises à but d’emploi soit davantage développé pour « laisser sa chance à tout le monde ». Après de nombreuses désillusions dans des entreprises, elle était méfiante au début. « Beaucoup de directeurs m’avaient fait miroiter un contrat en CDI et, au moment où je devais signer, cela ne se faisait pas. Donc là je n’y croyais pas », précise-t-elle. À 56 ans, elle est heureuse d’avoir cet emploi. « On m’a fait confiance et tout roule. Je retrouve mon honneur, on ne peut plus me dire que je ne travaille pas », conclut-t-elle.
* Dominique n’a pas souhaité donner son nom de famille.
Inclusion dans l’emploi : les « clés de compréhension » de Territoires zéro chômeur de longue durée
Cheffes de projet Territoires zéro chômeur de longue durée, Maëlle Le Moigne et Ariane Neveux pensent que le modèle des Entreprises à but d’emploi peut inspirer la société.
Maëlle Le Moigne a vécu le Croisement des savoirs et des pratiques comme une « expérience nécessaire ». Chargée de mission du Territoire zéro chômeur de longue durée de La Plaine Santy, à Lyon, elle a trouvé dans ces rencontres « la possibilité de prendre du recul sur des questions de fond qu’on traite tous les jours, mais sur lesquelles on n’a pas souvent l’occasion de se poser réellement ». Elle estime ainsi nécessaire « d’harmoniser les visions avant de réfléchir. C’est ainsi que devraient se bâtir les politiques publiques : parlons un même langage avant de réfléchir aux problématiques et d’inventer des solutions ». Pour elle, il n’y a pas de doute, tous les participants étaient convaincus par les principes fondamentaux de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée, mais ce type de rencontres « permet de tenir dans la durée, de se dire qu’on peut aller encore plus loin ».
Si elle ne pense pas que les Entreprises à but d’emploi sont « le modèle parfait », Maëlle Le Moigne affirme qu’elles peuvent « donner des clés de compréhension » pour faire mieux fonctionner les entreprises. « Il est possible que tout le monde trouve sa place dans l’entreprise, à partir du moment où il y a une volonté collective de le faire et des moyens alloués. La raison d’être d’une entreprise, ce n’est pas forcément de générer un gros chiffre d’affaires, mais d’être employeuse avant tout, d’embaucher des gens et de leur laisser leur place », décrit-elle.
« Personne n’est inemployable »
Ariane Neveux, directrice du projet Territoire zéro chômeur de longue durée Les Mureaux, a, elle aussi, apprécié les échanges « bienveillants » de la démarche « Partage ». Cela l’a notamment incitée à développer une permanence au pied des immeubles du quartier, à créer des liens avec l’épicerie solidaire et à mettre en place des groupes d’échanges toutes les deux semaines avec les personnes en recherche d’emploi. Elle aimerait aussi que l’inclusion dans l’emploi de toutes et tous soit un principe davantage partagé. « S’intéresser à la personne, à ce qu’elle sait faire, à ce qu’elle a envie de faire, envie ou besoin d’apprendre, l’inclure avec toutes ses qualités et ses potentialités, la former et la faire tenir dans l’entreprise, c’est ce qu’on prône quand on rencontre les entreprises », explique-t-elle.
Dans l’Entreprise à but d’emploi Mur’Envol, 35 personnes sont aujourd’hui en CDI et travaillent à la librairie solidaire, dans l’atelier de réparation de vélos ou encore dans le pôle de valorisation de cartons pour produire de la litière. « On développe de nouvelles activités, on propose aux salariés de se former. Ils voient que le travail est adapté à chacun et chacune et que l’ambiance est bonne, donc beaucoup sont passés à plein temps », constate-t-elle, démontrant avec force que « personne n’est inemployable ».