Le comité scientifique chargé de l’évaluation de Territoires zéro chômeur de longue durée a rendu le 23 septembre son rapport final. Les 1400 pages que comprennent les six rapports (1) viennent compléter une première évaluation réalisée en 2019 et, plus récemment, un rapport de la Cour des comptes. Ce qui en fait sans doute l’expérimentation la plus évaluée. Le Mouvement ATD Quart Monde, à l’origine du projet Territoires zéro chômeur de longue durée, se réjouit qu’un certain nombre de spécificités de l’expérimentation soient relevées par le comité scientifique telles que le caractère innovant du projet et l’organisation du travail adaptée aux personnes éloignées de l’emploi.
A contrario, il estime que, compte tenu des retours d’expérience liés à son implication dans de nombreux projets territoriaux, certains éléments du diagnostic et certaines préconisations doivent être débattus : le niveau de financement doit tenir compte des spécificités du projet ; l’évaluation des résultats doit être adaptée à l’objectif du projet ; le coût d’un emploi Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) doit être évalué en tenant compte de toutes les externalités positives et doit être comparé au coût d’autres mesures en faveur de l’emploi ; l’emploi dans une Entreprise à but d’emploi (EBE) doit faire partie des propositions faites aux personnes privées durablement d’un emploi décent.
Voici le détail des réactions d’ATD Quart Monde suite à ce rapport.
Un projet innovant au service des personnes très éloignées de l’emploi
S’agissant des réussites de l’expérimentation, le comité scientifique relève que « l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée est parvenue à produire des effets positifs, globalement remarquables, sur les territoires et surtout pour les personnes » et que « tout est innovant dans Territoires zéro chômeur de longue durée, les acteurs impliqués ont aussi cette capacité remarquable à innover » (2), notamment pour identifier des personnes très éloignées de l’emploi. Il conclut, sur ce point, que « l’effet causal sur le taux d’emploi est de +74 points de pourcentage en moyenne sur les 24 premiers mois, ce qui est à notre connaissance la mesure d’impact la plus élevée pour une action d’insertion » (3).
Il estime que ce résultat doit beaucoup à une autre innovation de Territoires zéro chômeur de longue durée, les comités locaux pour l’emploi qui, avec « les équipes projets : chevilles ouvrières de l’expérimentation […] ont su organiser un cadre institutionnel favorisant un niveau élevé de coopération entre acteurs locaux, élus, représentants du service public de l’emploi, acteurs de l’économie sociale et solidaire » (4 et 5) et privilégier « souvent des méthodes d’aller-vers relativement innovantes » pour atteindre des publics éloignés de l’emploi. C’est aussi l’avis de la Cour des comptes, dans son rapport publié en juin 2025, qui souligne « l’importance du rôle de l’expérimentation comme révélateur de publics pour lesquels le marché classique de l’emploi ne propose aucune réponse satisfaisante » (6).
Une organisation du travail adaptée aux personnes éloignées de l’emploi
Le comité scientifique relève également que l’organisation du travail « permet de proposer une grande diversité de postes aptes à répondre aux aspirations des salariés et aux situations de handicap » (7) et que « le CDI de proximité à temps choisi est une offre très attractive, en particulier pour les personnes avec des contraintes familiales ou en situation de handicap ». L’organisation du travail (et du temps de travail choisi par le salarié) adaptée à la situation de chaque salarié constitue effectivement un principe fondamental de Territoires zéro chômeur de longue durée d’autant plus justifié que les salariés en situation de handicap représentent en moyenne 21% de l’effectif salarié (pour mémoire, ce taux, qui peut dépasser 50 % dans certaines entreprises de Territoires zéro chômeur de longue durée, est de 3,6 % dans les entreprises assujetties à l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés).
En revanche, il nous paraît important de mettre en débat certains éléments de diagnostic et préconisations parmi lesquels nous évoquerons ici l’économie du projet et l’identification des personnes concernées.
Un niveau de financement insuffisant sans propositions pour y remédier
Si notre analyse confirme le diagnostic porté par le comité scientifique – « Les Entreprise à but d’emploi sont financièrement fragiles » – nous nous étonnons en revanche qu’aucune des six orientations préconisées ne porte sur la prise en compte du coût des innovations sociales relevées par le rapport (identification des personnes les plus éloignées de l’emploi, CDI, non-sélection, temps choisi par les salariés, activités non concurrentielles) dans le financement du projet (Comité local pour l’emploi / équipe projet et Entreprises à but d’emploi).
Ainsi que le relèvent des chercheurs ayant participé à l’évaluation, « les Entreprises à but d’emploi font face à des injonctions contradictoires, ce qui n’est pas sans effet sur leur modèle socio-économique. Alors même qu’elles sont censées embaucher sans sélection des personnes aux profils divers, auxquelles elles doivent adapter le travail, et que leur potentiel de développement est enserré dans des contraintes de non concurrence, elles sont contraintes à respecter des normes de rentabilité minimales… Malgré les résistances que nous observons de la part d’acteurs engagés sur le terrain, ces conditions poussent les Comités locaux pour l’emploi et les directions d’EBE à privilégier des activités intensives en main d’œuvre et qui permettent de dégager rapidement des marges financières, quitte à déroger aux principes de non sélection des salarié·es lorsque certaines compétences s’avèrent nécessaires »(8).
Les travaux que nous avons réalisés récemment, dans le cadre de l’association TZCLD, sur le besoin de financement des EBE montrent que si le niveau de la Contribution au développement de l’emploi (CDE) ne revient pas, a minima, au niveau de 2023, beaucoup d’EBE vont se retrouver en grande difficulté financière (9). Un niveau de financement idoine ne garantit certes pas l’atteinte de l’objectif et le respect des principes du projet, mais un niveau insuffisant l’entraîne assurément dans une impasse, voire à l’échec.
Par ailleurs, la prise en compte des inégalités territoriales doit s’appliquer à la phase de candidature comme le préconise le comité scientifique (« un financement complémentaire pour les territoires qui en ont besoin pour lancer le projet…(avec des) indicateurs locaux de vulnérabilité sociale ») (10), mais aussi à la contribution au développement de l’emploi (CDE) versée actuellement par l’État et les départements aux Entreprises à but d’emploi conformément aux dispositions règlementaires des deux lois d’expérimentation de 2016 et 2020 (11).
Une évaluation des résultats qui n’intègre pas l’objectif du projet
Au-delà du coût, nous nous étonnons qu’à l’heure de l’urgence sociale et climatique, le comité scientifique n’utilise comme indicateur d’évaluation des résultats des EBE que la valeur économique (« Les EBE, un modèle adapté aux personne privée durablement d’emploi, mais avec une très faible création de valeur économique ») (12) en comparant de surcroît les EBE aux entreprises privées (« les résultats économiques des EBE sont très largement inférieurs à ceux des autres entreprises privées similaires ») (13). Cela témoigne d’une difficulté à prendre en compte les critères sociaux et environnementaux dans l’évaluation des résultats des entreprises, et des EBE en particulier, à envisager une nouvelle hiérarchie des critères de décision dans laquelle l’économie doit être subordonnée au social et à l’environnement et finalement à s’émanciper du modèle dominant dans lequel l’économie s’est autonomisée.
Le rapport d’évaluation du comité scientifique aurait pu prendre en compte les travaux réalisés par certains acteurs de l’expérimentation relatifs à un pilotage adapté aux EBE (14) et à une analyse de la valeur renouvelée grâce à la mise en œuvre d’une comptabilité socio-environnementale comme le relève un des cinq rapports de recherche remis au comité scientifique : « Comment mesurer et évaluer le projet TZCLD ? Peut-on s’en tenir au chiffre d’affaires des EBE pour mesurer leur réussite économique ? Cette question cristallise les tensions. Deux visions s’opposent sur ce qu’est le projet TZCLD et les indicateurs à privilégier pour juger de sa «réussite » : d’un côté, dans une logique uniformisante et descendante, se situe l’approche du Fonds d’expérimentation qui dans le processus d’habilitation et de pilotage des EBE insiste sur la réussite économique de ces organisations en la résumant à son chiffre d’affaires ; d’un autre côté, une vision portée par quelques directions d’EBE…considère que l’expérimentation porte dans son esprit une logique d’inversion de ce qu’est la « valeur » qui doit conduire à une autre lecture de ce que l’EBE produit » (15).
Une évaluation incomplète des coûts et bénéfices du projet
En matière de coûts évités et de recettes supplémentaires, nous constatons que l’évaluation réalisée par le comité scientifique (entre 12 900 et 15 300 € / ETP / an) est nettement supérieure à celle, très contestée, des inspections générales des affaires sociales et des finances dans leur rapport de 2019 (5 600 en € courants). Comme le reconnaît le comité scientifique, cette évaluation est encore partielle dans la mesure où « il n’a pu être en mesure d’estimer les coûts collectifs évités liés à la baisse de la privation d’emploi : moindre réussite scolaire des enfants, difficultés familiales pouvant aller jusqu’au placement des enfants, ou encore état de santé dégradé, dépenses sociales liées à l’exclusion » (16) alors que « Bien que difficiles à mesurer, ces facteurs pourraient influencer de manière notable l’évaluation coût-bénéfice globale du programme » (17).
En se limitant ici aux domaines de la santé et de l’enfance, les travaux de recherche montrent d’une part que les risques cardiovasculaires provoqués par le chômage croissent avec la durée du chômage (18) et d’autre part que les enfants appartenant aux familles moins aisées sont sur-représentés dans les bénéficiaires d’une mesure de protection de l’enfance (19).
Comme nous l’avons montré dans notre étude de 2014 (20), ces coûts sont importants puisqu’ils représentent un quart du total des coûts évités.
Le comité scientifique précise également qu’il n’a pas été en mesure d’évaluer les « recettes liées à l’amélioration de la dynamique du territoire » alors que l’expérimentation montre qu’une part importante des activités des EBE (lien social, recyclage) ont des externalités positives pour le territoire et font faire des économies à la collectivité nationale.
En outre, du strict point de vue économique, l’apport de TZCLD ne se limite pas aux économies et gains pour les finances publiques. En effet, le différentiel de pouvoir d’achat des salariés suite à leur embauche par une EBE d’une part et les dépenses effectuées par les EBE d’autre part représentent un montant de plus de 10 000 € par emploi (21) et par an qui bénéficie directement à l’économie locale.
En résumé, l’emploi TZCLD ne coûte pas cher si :
– on le compare à d’autres mesures en faveur de l’emploi qui ont fait l’objet d’une évaluation (exonérations de cotisations sociales, crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, services à la personne, etc.) (22)
– on considère que ce projet doit être envisagé dans une logique d’investissement social et environnemental car, comme le souligne la Cour des comptes à propos de la transition énergétique, l’inaction coûtera à terme beaucoup plus cher aux finances publiques.
Le droit à un emploi décent, un angle mort de l’évaluation
Le droit à un emploi décent pour les personnes qui en sont durablement privées sera effectif quand toute personne correspondant aux critères mentionnés dans la loi de 2020 (privation d’emploi depuis un an et résidence depuis 6 mois sur le territoire) :
– se verra proposer un emploi décent dans une EBE ou dans une autre entreprise,
– pourra faire valoir, le cas échéant, que cette proposition ne convient pas – décence de l’emploi contestable ou emploi inaccessible au regard de sa situation – et qu’une autre proposition doit lui être faite.
Ces critères ne sont pas pris en compte par le comité scientifique dans sa préconisation selon laquelle « L’orientation prioritaire des personnes sans emploi devrait être l’emploi de droit commun. Lorsqu’il est constaté que la personne n’est pas en capacité de rejoindre ce type d’emploi et qu’il existe plusieurs structures d’insertion actives localement, l’orientation prioritaire devrait être une structure d’insertion par l’activité économique, avec une gradation interne au sein des types de structures selon que la personne est plus ou moins éloignée de l’emploi. Et c’est seulement lorsqu’il est constaté que la personne n’est pas en capacité de rejoindre une action d’insertion qu’elle devrait être orientée vers une EBE. L’entrée en EBE devrait être réservée à des situations individuelles spécifiques, comme instrument de dernier recours, ou encore, dans une logique de fin de parcours professionnel » (23).
Fondée sur le constat que le « CDI… offre très peu de perspective de rebonds vers l’emploi classique…et ne saurait constituer la solution unique pour toutes les personnes privées durablement d’emploi » (24), cette préconisation :
– méconnaît les possibilités effectives de « rebond » sur le marché de l’emploi (au 30 juin 2025, alors que le nombre de demandeurs d’emploi, 6,3 millions, est supérieur de 2,6 % à son niveau de juin 2017, il y avait 488 000 emplois vacants) (25). En outre, ce marché est toujours aussi excluant pour les personnes durablement privées d’emploi comme nous avons pu le constater (26) en analysant les offres d’emploi dans un des territoires expérimentaux (9 offres d’emploi sur 10 présentaient au moins un frein à l’emploi pour les salariés d’une EBE). Ce constat est confirmé par le comité scientifique qui relève que « parmi les 658 sortants d’EBE, 19% ont connu une sortie ‘positive’ identifiée par l’EBE : 12 % sont employés dans une entreprise en CDD (8,5%) ou CDI (3,5%), 4 % ont créé leur activité, et moins de 3% suivent une formation ou participent à un dispositif d’insertion” (27).
– ne prend pas en compte la qualité des emplois proposés et fait comme si un emploi précaire avait la même valeur que le CDI proposé par TZCLD (au mois d’avril 2025, seules 16 % des 6,5 millions d’embauches réalisées dans le secteur privé étaient des CDI ; six mois après la sortie d’une structure d’insertion par l’activité économique, seul un quart des personnes a un emploi durable) (28).
En outre, alors que TZCLD considère les personnes privées durablement d’un emploi décent comme des sujets de droit et acteurs à part entière du projet ayant leur mot à dire sur ce qui leur est proposé, la préconisation du comité scientifique les réassigne à un statut de public-cible(29) orienté par des professionnels.
1 Les rapports et la présentation de la conférence de presse sont consultables sur le site de France Stratégie.
2 Présentation du rapport du comité scientifique par son président, Yannick L’Horty, lors du webinaire organisé par ETCLD le 1er octobre 2015.
3 Voir « Vers une garantie d’emploi ? Rapport d’évaluation de la deuxième phase de l’expérimentation Territoire zéro chômeur de longue durée (TZCLD) », p.18.
4-5 op. cit. p. 52 et p.7
6 Voir « L’expérimentation Territoire zéro chômeur de longue durée, 2016-2024 », p.33.
7 Voir « Vers une garantie d’emploi ? Rapport d’évaluation de la deuxième phase de l’expérimentation Territoire zéro chômeur de longue durée (TZCLD) », p.68.
8 Voir « Maintenir la dimension émancipatrice de Territoire zéro chômeur de longue durée (TZCLD) – adresse aux acteurs du projet », Mathieu Béraud (TETRAS, Université de Lorraine), Sylvain Celle, (TRIANGLE, Université Lumière Lyon 2), Anne Fretel (LED, Université Paris 8), Jean-Pascal Higelé (TETRAS, Université de Lorraine), Florence Jany-Catrice (Chaire EQAM, Université de Rouen-Normandie), Benoit Prévost (ART.Dev, Université Montpellier Paul Valéry), Aubin Tantot (TRIANGLE, Sciences Po Lyon), Sylvain Vatan (TRIANGLE, Université Lumière Lyon 2, octobre 2024.
9 Voir « Le besoin de financement de l’emploi supplémentaire des EBE (BFES) et son financement », C.A. TZCLD, 17/10/2025.
10 Présentation du rapport du comité scientifique par son président, Yannick L’Horty, lors du webinaire organisé par ETCLD le 1/10/2015.
11 Voir notamment notre proposition visant à définir un indice de position sociale territoriale (IPST) à l’instar de l’indice de position sociale mis en œuvre par le ministère de l’Education nationale.
12 Voir « Vers une garantie d’emploi ? Rapport d’évaluation de la deuxième phase de l’expérimentation Territoire zéro chômeur de longue durée (TZCLD) », p.83.
13 Ibid.
14 Voir « Zéro chômeur, mobilisez votre territoire pour l’emploi ! », Editions de l’Atelier, éditions Quart-Monde.
15 Voir « Analyse comparative des modèles socio-économiques des entreprises à but d’emploi ».
16 Voir « Vers une garantie d’emploi ? Rapport d’évaluation de la deuxième phase de l’expérimentation Territoire zéro chômeur de longue durée (TZCLD) », p.123.
17 Voir « Évaluation d’impact et analyse coût-bénéfices de la seconde vague de l’Expérimentation Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée (Eval-Lab) », p.12.
18 Voir « Cardiovascular burden and unemployment: A retrospective study in a large population-based French cohort, 2023 ».
20 Voir étude macro-économique sur la privation d’emploi, ATD Quart-Monde.
21 Voir « Réponses au rapport de l’IGAS/IGF », ATD Quart-Monde, janvier 2020.
22 Voir « Coût comparé de TZCLD et des mesures en faveur de l’emploi ayant fait l’objet d’une évaluation ».
23 Voir « Vers une garantie d’emploi ? Rapport d’évaluation de la deuxième phase de l’expérimentation Territoire zéro chômeur de longue durée (TZCLD) », p. 23.
24 Voir « Vers une garantie d’emploi ? Rapport d’évaluation de la deuxième phase de l’expérimentation Territoire zéro chômeur de longue durée (TZCLD) », conférence de presse, 23/09/2025, p.18.
25 Source : Ministère du Travail, Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques.
26 Voir « Eléments pour une évaluation de l’impact de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée sur le territoire de Thiers en matière de chômage et de retour à un emploi décent », Conseil d’administration TZCLD, 24/01/2023.
27 Voir « L’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée, Analyse quantitative des entreprises à but d’emploi et de leurs salariés », p. 196.
28 Source : Ministère du Travail, Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques.
29 Voir « Maintenir la dimension émancipatrice de Territoire zéro chômeur de longue durée (TZCLD) – adresse aux acteurs du projet »
