Karine Bugeja

« La maltraitance institutionnelle doit pouvoir se mesurer très concrètement par des indicateurs »

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Karine Bugeja est directrice générale de Lille Avenirs, l’association qui anime notamment la mission locale et la maison de l’emploi. Elle lutte contre la maltraitance institutionnelle qui pèse sur les usagers et les professionnels et réfléchit à la manière de l’évaluer.

Pour les professionnels de l’action sociale, « c’est très dur de se considérer comme maltraitants ». Karine Bugeja préfère parler de « freins à l’accès aux droits ». Depuis cinq ans à la tête de Lille Avenirs, elle a pourtant constaté de nombreux faits de maltraitance institutionnelle s’exerçant « sur les usagers, d’abord, mais aussi sur les professionnels et les dirigeants ».

Elle se souvient ainsi qu’à son arrivée, elle avait demandé comment se passait l’inscription d’un jeune dans une mission locale, organisme censé accompagner les 16-25 ans pour l’emploi, l’autonomie et la création de projets. « Il y avait beaucoup de papiers à fournir et notamment un justificatif de domicile. » Elle découvre pourtant que ce document n’est plus obligatoire. « On créait un frein, on mettait parfois des jeunes dans des situations compliquées en les obligeant à demander ce justificatif à des parents ou aux amis qui les hébergeaient », constate-t-elle. « L’institution pense d’abord à protéger sa structure. Dans le doute, elle va demander un document en plus, faire signer des papiers supplémentaires, refuser à une personne d’être accompagnée à un rendez-vous… », détaille-t-elle.

Certains freins sont cependant levés grâce à l’initiative des professionnels. Deux conseillers de la mission locale ont ainsi proposé récemment de modifier le dossier d’inscription, afin de compléter les informations officielles d’état civil par l’identité avec laquelle la personne souhaite que l’on s’adresse à elle. « Le premier contact avec le jeune pouvait être très maltraitant pour lui si on utilisait le prénom ou le genre qu’il avait choisi d’abandonner », explique-t-elle. Cette modification, minime pour l’institution mais qui peut avoir une grande importance dans la relation entre les jeunes et leurs conseillers, n’a cependant pas été faite dans toutes les missions locales.

Peur des conséquences d’une critique

Si elle souhaite « limiter au strict minimum la maltraitance », Karine Bugeja constate que « c’est quasiment le propre d’une institution d’être maltraitante, parce qu’elle est conçue pour une masse de personnes et ne peut pas être à 100 % individualisée ». Elle sait aussi que les professionnels, submergés par des contraintes administratives et des problématiques financières peuvent « vite tomber dans des habitudes, subir eux-mêmes la maltraitance et la répercuter. Et si personne ne leur dit que ce qu’ils font ne marche pas, ils continuent… ».

La mission locale Lille Avenirs a ainsi créé une fonction de médiateur, pour permettre aux jeunes de changer de conseiller s’ils ne se sentent pas à l’aise avec le leur, sans avoir besoin de le justifier, ou de dénoncer une situation anormale. « Depuis deux ans et demi, le médiateur n’a reçu qu’un mail. Nous sommes une porte d’accès vers des droits, donc il y a quand même la peur de nous critiquer et que cela ait des conséquences », regrette-t-elle.

Ce que les jeunes dénoncent le plus, ce sont les retards de versement de leur allocation, sur lesquels les conseillers de la mission locale ne peuvent agir. « C’est très maltraitant. Qui sait gérer un budget lorsque l’argent est versé le 2 du mois, puis le 25 le mois suivant ? On leur demande de savoir gérer un budget, et on ne leur donne pas les moyens de le faire. Les conseillers reçoivent leurs appels paniqués, mais n’ont pas de réponse et se sentent aussi démunis », décrit-elle.

Des indicateurs de maltraitance

Pour la directrice générale de Lille Avenirs, alors que des indicateurs d’efficacité ou de rentabilité se multiplient dans les institutions, « la maltraitance institutionnelle doit pouvoir se mesurer très concrètement, en inversant par exemple les indicateurs de satisfaction ». Avec ses équipes, elle a commencé à concevoir des indicateurs permettant de savoir pourquoi un jeune qui a poussé la porte de la mission locale ne poursuit pas son accompagnement. « Il peut y avoir une bonne raison, totalement extérieure à nous, mais c’est bien de savoir ce qu’il s’est passé. »

Elle réfléchit également à la manière dont l’intelligence artificielle et les algorithmes, de plus en plus utilisés comme instruments de contrôle social discriminatoire, pourraient servir à « éliminer certains biais maltraitants des professionnels ». En attendant ces évolutions, elle recommande « d’impliquer les usagers à la conception ou à la refonte des dispositifs et de favoriser le dialogue pour repérer les difficultés ». Elle tient en outre à rappeler que « les professionnels ont envie de bien faire leur travail et donc de faire en sorte que les personnes accompagnées avancent avec le moins de difficultés possibles, et soient autonomes pour ne plus avoir besoin d’eux ».

Cet article est extrait du Journal d’ATD Quart Monde de septembre-octobre 2024.

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