Après avoir été éducateur, puis instituteur spécialisé, Éric Debarbieux est devenu professeur d’université en sciences de l’éducation. L’ancien délégué ministériel à la prévention de la violence en milieu scolaire dénonce, dans son livre « Zéro pointé ? », la « violence institutionnelle » qui domine désormais à l’école.
Vous décrivez dans votre livre une école française en crise. La violence à l’école s’est-elle aggravée ces dernières années ?
De nombreuses enquêtes faites par l’Éducation nationale montrent en réalité une véritable stabilité de la violence en milieu scolaire. Mais c’est le « court-termisme » de la réponse politique qui s’est accéléré, un manque de vision globale de la manière dont on peut régler le problème. Ce qui est urgent, c’est de penser les choses à moyen et, si possible, à long terme, de se dire que ce problème de violence transcende les simplismes et les solutions à l’emporte-pièce du style « choc d’autorité » ou faire rentrer des gendarmes à l’école.
En réalité, le défaut d’équipes stables est un facteur d’inégalités devant le risque d’être victime de violence, que ce soit pour les élèves et pour les enseignants. Or, là où les équipes sont les moins stables, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas des gens très bien, ce sont dans les quartiers les plus défavorisés.
Vous dénoncez à ATD Quart Monde les orientations subies : quand l’échec scolaire est réglé par une exclusion interne en classe spécialisée. C’est le second facteur de risques et c’est un vrai problème. Un excellent travail peut être mené dans les lycées d’enseignement adapté, mais on a quasiment arrêté de former en masse des enseignants spécialisés. Plus vous mettez ensemble des individus en difficultés, plus vous fabriquez de la capacité à faire bande, à se liguer contre. Vous créez ce qu’on appelle des classes « cocotte-minute ». Cette non-mixité peut avoir un potentiel explosif.
Vous avez beaucoup étudié les questions de harcèlement à l’école. Comment ces mécanismes d’exclusion se manifestent-ils contre les élèves des familles les plus défavorisées ?
Le harcèlement n’est pas lié aux difficultés d’un quartier. Il touche tous les milieux. C’est d’abord un groupe qui « fait groupe » en s’identifiant contre un autre, qui a des manières d’être, supposées ou réelles, différentes. Cela peut toucher aussi bien à la question du handicap, au sexisme, à l’homophobie, au racisme, à l’antisémitisme… Il s’agit d’isoler et d’exclure, que ce soit dans une cour de récréation ou sur un réseau social.
Pour les élèves en situation de pauvreté, cela peut passer par les moqueries sur les habits, sur des questions d’hygiène, de conditions de vie… Je me souviens d’un gamin très intelligent d’une école parisienne qui vivait dans la rue. Quand il arrivait le matin, des gosses l’appelaient « le qui pue ». Cela peut se passer partout où la mixité sociale est remise en cause, parce que l’élève pauvre, ou plus pauvre, est considéré comme ne faisant pas partie du groupe dominant. Cela peut aussi aller dans l’autre sens et les rejetés d’un jour peuvent devenir les « rejetants » d’un autre jour.
Comment les enseignants sont-ils formés pour lutter contre ces problèmes ?
Dans une carrière d’enseignant, on n’a quasiment jamais de formation à la gestion d’un groupe, des minorités dans un groupe. Et les formateurs ne connaissent pas toujours eux-mêmes le terrain de l’école, donc il y a une vraie difficulté d’articulation entre théorie et réalité.
Il y a toujours cette idée qu’un enseignant, c’est quelqu’un qui transmet une connaissance et que le reste est un petit peu annexe, comme si le bien-être des élèves était un ennemi de la transmission des connaissances. Lutter contre le harcèlement, c’est lutter pour une meilleure construction des connaissances. C’est un des facteurs majeurs des décrochages scolaires, y compris chez les très bons élèves.
Vous pointez dans votre livre le sentiment d’impuissance et d’abandon des professeurs, comment se manifeste-t-il ?
J’ai vu monter ces dernières années cette exaspération terrifiante. Une enquête menée en 2013 et reproduite en 2022 permet une comparaison dans la durée. Elle montre que le climat scolaire s’est fortement dégradé, alors que le sentiment d’être respecté par les élèves reste très majoritaire (84,5 %), pour toutes les catégories de personnel.
C’est la relation entre adultes qui s’est détériorée : l’augmentation des conflits d’équipe est avérée, avec une baisse de la solidarité. Les personnels du second degré se sentent méprisés et maltraités par la haute hiérarchie.
Constatez-vous également une rupture des liens entre l’école et les familles ?
C’est un vieux débat que celui de la coupure entre l’école et les familles. Contrairement aux représentations communes, il est intéressant de noter que ce sont les personnels travaillant dans les quartiers les plus sensibles qui se disent les plus respectés par les parents, 78 % contre 68 % ailleurs.
C’est une idée totalement fausse de penser que les parents en situation de pauvreté se moquent de la scolarité de leurs enfants. Ils ne savent pas toujours quoi faire, mais il y en a aussi qui sont très riches et qui ne savent pas plus quoi faire. Évidemment, cela peut être plus dur pour les plus pauvres, parce qu’ils doivent gérer les difficultés du quotidien, savoir ce qu’ils vont manger le soir, où dormir… Mais ils continuent à accorder une certaine confiance en l’école. Pas tous, mais la plupart. Ils sont aussi beaucoup moins « consommateurs d’école » que ceux des quartiers favorisés. Parfois, ils ressentent plus un espoir déçu qu’un rejet total de l’école.
Cette interview est extraite du Journal d’ATD Quart Monde de mars 2025.