Anthropologue, ingénieure de recherche honoraire au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), Michèle Petit mène depuis plus de 30 ans des recherches sur la lecture, particulièrement dans des milieux où l’accès à la culture écrite ne va pas de soi, en France et en Amérique Latine. Elle rappelle que transmettre le goût de la lecture passe par “l’art d’accueillir l’autre et de l’écouter dans sa singularité”.
Quels sont les enjeux de la lecture à voix haute ?
Ils sont multiples. On entend souvent dire que la lecture à voix haute permettrait d’accéder à une langue plus riche, à des constructions de phrases plus habiles… L’accent est mis sur des aspects utiles, pour une “rentabilité scolaire” ultérieure. Tout cela est vrai en grande partie. Mais, quand on écoute des enfants ou des plus grands qui évoquent des souvenirs de lecture, ce n’est pas de cela dont ils parlent.
Que ce soit en France ou en Amérique latine où j’ai beaucoup travaillé, les gens expliquaient que la lecture leur avait ouvert une autre dimension, un autre espace. Beaucoup disaient : « quand j’écoutais des histoires, c’était comme une cabane ou comme un nid ». Jamais on ne m’a dit que c’était comme un bunker ou une maison avec des murs de pierres. C’est toujours un espace relié à l’extérieur. Si vous êtes dans une cabane, vous entendez le chant des oiseaux, vous sentez les parfums de la forêt… C’est à la fois un espace très intime et un endroit relié à l’extérieur, où le monde s’agrandit. Ces mots reviennent beaucoup pour qualifier la lecture, dans différents contextes culturels et pays.
Vous avez écrit : « L’expérience de la lecture ne diffère pas selon l’appartenance sociale ou les générations. Ce qui diffère d’un milieu social à l’autre, ce sont les obstacles ». Quels sont ces obstacles ?
Beaucoup de personnes se représentent l’écrit comme quelque chose qui n’est pas pour elles. La peur du livre est multiple. Il y a la peur de passer pour un prétentieux, la conviction que ce n’est pas pour soi, l’inquiétude de pratiquer une activité à laquelle on s’adonne souvent seul, la peur que ce soit inutile…
Il faut déconstruire ces peurs qui sont autant d’obstacles. Cela passe par une relation personnalisée avec quelqu’un qui a un art de la médiation : bibliothécaire, enseignant, parent, mais aussi bénévole, voisin… Il s’agit de quelqu’un qui sait rendre l’appropriation de l’écrit désirable, ce qui est encore plus compliqué que de le rendre accessible.
Pourquoi la lecture, dans la manière dont elle est pratiquée à l’école, est encore très souvent liée à l’exclusion ?
À l’école, on est du côté de l’obligation, du contrôle, cela ne facilite pas les choses. On est confronté à ses limites, ses incapacités. Mais des professeurs savent aussi rendre le livre désirable. Je me souviens d’un instituteur, en Argentine, qui racontait Don Quichotte de façon tellement formidable que n’importe qui avait envie de se précipiter pour aller le lire. Cela passe par une façon de faire singulière, personnalisée.
Comment ceux que vous appelez les « passeurs de culture » peuvent-ils transmettre ce goût de la lecture ?
L’art du passeur est l’art d’accueillir l’autre et de l’écouter dans sa singularité. C’est une écoute non-intrusive, sans bombarder l’enfant de questions sur ce qu’il a compris ou ressenti, en le laissant libre de sa rêverie, tout en étant disponible s’il souhaite discuter d’un sujet qui lui tient à cœur.
Le titre de l’un de vos ouvrages est « L’art de lire ou comment résister à l’adversité ». Comment la lecture peut-elle aider à lutter contre les difficultés de la vie ?
Dans un monde où l’écrit reste tellement important, en être exclu est terrible. La lecture peut aider de manière concrète, en donnant par exemple plus d’assurance, en permettant d’oser prendre la parole, de prendre la plume. Mais cela se fait aussi par des mécanismes psychiques plus délicats à appréhender. Les personnes qui m’ont raconté leurs parcours de lecteurs affirmaient très souvent que cela avait ouvert une marge de manœuvre. Une espèce de déclic s’était produit. Ils ne lisaient pas forcément dix livres par mois. Mais, parfois, la rencontre avec quelques livres leur avait donné l’impression d’être reliés à quelque chose de très vaste, aux humains, à leur famille, à leurs camarades, mais aussi aux étoiles, au monde, aux oiseaux… Cela va au-delà du sentiment d’appartenance sociale, c’est le sentiment d’appartenance au monde entier.
On ne va pas guérir le monde de sa violence et des adversités par la lecture. Mais on peut, et c’est avéré, ouvrir des marges de manœuvre, faire en sorte que les gens se sentent plus dignes, qu’une meilleure reconnaissance de soi s’opère. Certains livres sont comme des réserves d’énergie. Ils réveillent quelque chose en soi qui permet de se sentir plus fort. Dans des contextes de très grandes adversités, comme dans les camps de concentration par exemple, on a observé que les gens tenaient parfois grâce à des souvenirs de lecture, grâce à des poèmes… Quand on lit ou qu’on écoute une histoire, on peut avoir l’impression que quelque chose nous abrite et en même temps nous met en relation avec le monde. Le fait de partir dans un espace de rêverie nous permet de nous sentir plus forts quand on revient à la réalité. Propos recueillis par Julie Clair-Robelet
Cette interview est extraite du dossier consacré à la lecture dans Le Journal d’ATD Quart Monde de mai 2024.
Photo : © Michèle Petit