Améliorer la compréhension et la connaissance mutuelles entre les personnes en situation de pauvreté et les professionnels, les élus ou les chercheurs. Tel est l’un des objectifs du Croisement des savoirs et des pratiques développé depuis plus de quinze ans par ATD Quart Monde, notamment avec l’Institut régional du travail social de Perpignan, le Conseil départemental des Pyrénées-Orientales et les membres du réseau Wresinski École dans la région Occitanie.
“Le Croisement des savoirs et des pratiques a complètement changé ma vie professionnelle”, affirme Noëllie Greiveldinger. Psychologue et aujourd’hui responsable du pôle participation au Conseil départemental des Pyrénées-Orientales, elle participe à sa première co-formation avec le Croisement des savoirs en 2005. Elle découvre alors cette démarche qui crée les conditions pour que le savoir issu de l’expérience de vie des personnes connaissant la pauvreté puisse dialoguer avec les savoirs scientifiques et professionnels.
Depuis cette date, elle tente de l’appliquer au quotidien dans son métier. “Face à une situation précise, je sais que ce n’est pas moi seule qui vais trouver la réponse en tant que professionnelle, mais cela se fera avec la personne que j’accompagne. Cela signifie avec les solutions auxquelles elle a pu penser, avec le réseau qu’elle peut avoir et dont je n’ai même pas conscience, avec sa manière de traiter sa situation qui n’est pas la mienne, parce que nous ne sommes pas à la même place, que nous n’avons pas la même histoire… À ce moment-là, nous pouvons créer des solutions auxquelles nous n’avions jamais pensé”, détaille-t-elle.
Le Croisement des savoirs lui a permis “d’améliorer nettement” sa relation avec les personnes qu’elle accompagne, mais aussi “d’éviter la souffrance professionnelle”. “En tant que travailleur social, on se sent parfois tellement impuissant. On a l’impression de proposer des solutions qui ne marchent pas et on en souffre.” Le fait de prendre conscience de ses propres représentations et de celles des autres, de se confronter au savoir et à l’expérience de l’autre ne permet pas seulement une meilleure compréhension réciproque, mais aussi une plus grande coopération, dans laquelle chacun a pleinement sa place.
En Occitanie, comme partout en France et dans de nombreux pays, ATD Quart Monde met en œuvre les conditions nécessaires à ce travail coopératif entre des militants Quart Monde et des professionnels du travail social, mais aussi des médecins, des élus, des enseignants, des chercheurs… Cette démarche “apprend beaucoup de choses, pour mieux se comprendre. Les professionnels se remettent en question autant que nous et on essaye d’avancer ensemble”, explique Audrey Molle, militante Quart Monde de Toulouse.
Construire un savoir collectif
Enseignante à Toulouse, Béatrice Lavernhe a ainsi modifié ses pratiques après avoir participé à son premier Croisement des savoirs, il y a deux ans. Il portait sur la réunion de rentrée avec les parents d’élève. “Dans le flot de notre pratique professionnelle, on râlait souvent contre l’absence de certains parents à cette réunion. Ce croisement m’a donné des éclairages auxquels je ne m’attendais pas et m’a permis de moins juger”, souligne-t-elle.
Alors qu’elle n’a jamais vraiment eu l’occasion de parler de cela avec les parents en situation de pauvreté, elle comprend que beaucoup “se sentent mal à l’aise en présence des parents de milieux plus aisés, pas à leur place, qu’ils ont peur d’être jugés sur leurs vêtements ou leur façon de s’exprimer”. Des raisons plus matérielles sont aussi évoquées : « Certains parents n’étaient pas à même d’avoir connaissance de cette réunion parce qu’ils ne pouvaient pas lire le mot, par exemple ». Béatrice Lavernhe avoue qu’avec ses collègues, elle n’avait “pas conscience de ne pas forcément utiliser le bon média pour informer tous les parents”. L’annonce de la réunion de rentrée se fait désormais par voie d’affichage, plutôt que dans le cahier des enfants, et l’enseignante essaye de mobiliser le plus de parents possible.
En travaillant sur une situation donnée, d’abord par groupes de pairs, puis tous ensemble, les participants au Croisement des savoirs construisent ainsi un savoir collectif. S’il est mis en pratique ensuite, ce savoir peut produire des méthodes d’actions participatives au sein desquelles les personnes en situation de pauvreté sont actrices à part entière.
« La peur au ventre »
Pour Véréna Caffin, militante Quart Monde de Tarbes, l’une des grandes forces du Croisement des savoirs est “d’apprendre aux participants la reformulation et l’écoute”. Tous découvrent en effet que les mots employés n’ont pas forcément la même signification pour tout le monde et peuvent créer des malentendus. Le jargon des professionnels est ainsi très souvent pointé du doigt. “Tant qu’ils emploient des mots qu’on ne comprend pas, le lien est compliqué. Quand on leur demande d’expliquer, ils sont surpris et pensent qu’on les prend pour des imbéciles. Parfois, c’est nous qui employons un mot qui les heurte. Ils ne nous le disent pas, mais ils le marquent dans notre dossier et on se fait juger, alors que ce n’est pas ce que nous voulions dire”, précise Audrey Molle. Peu à peu, chacun apprend à écouter l’autre et à être dans l’échange.
“On a peur de ce qu’on ne connaît pas et on a tendance à prendre les assistants sociaux comme une bête noire. Mais quand on commence à parler avec eux en Croisement des savoirs, on voit qu’ils n’ont pas tous les droits, on apprend à les respecter”, détaille Paulette Schmitt, militante Quart Monde de Toulouse. Elle constate qu’elle n’a “plus la boule au ventre” quand elle rencontre un professionnel.” Maintenant, je sais leur dire : il faut que vous soyez honnête avec moi, vous me dites si vous pouvez m’aider ou pas, mais vous faites pour le mieux”, poursuit-elle.
Cette “peur au ventre”, Véréna Caffin la ressentait aussi avant chaque rendez-vous. “Je baissais la tête quand j’allais voir mon assistante sociale. Aujourd’hui, je la regarde droit dans les yeux. Avant, j’avais la haine, parce que si j’avais besoin d’une aide financière pour payer l’électricité, je sortais du rendez-vous avec un panier repas… Je connais davantage mes droits, donc je ne vais pas demander n’importe quoi, mais, si j’ai un droit, je vais tout faire pour l’obtenir.”
Cette nouvelle force acquise notamment grâce au Croisement des savoirs, Didier Ravaille, militant Quart Monde de Pézenas, l’a aussi constatée pendant une co-formation avec une étudiante assistante sociale. “Elle n’était pas d’accord et son regard m’a mis mal à l’aise, ça m’a fait peur. J’ai pu lui répondre que je n’étais pas d’accord avec elle. Pour moi, c’est une réussite : avant, je n’aurais pas pu. Je n’aurais jamais pensé le faire”, raconte-t-il.
Participation effective
La démarche du Croisement des savoirs permet ainsi de mieux comprendre le rôle de certaines institutions et de ce que chacun peut faire ou non. “Je n’avais pas du tout conscience que beaucoup de professionnels étaient tiraillés par des exigences contraires, entre leur hiérarchie et les personnes qu’ils accompagnent, avec des problématiques différentes. J’ai découvert que leur position n’est pas enviable. Du coup, je me suis sentie plus indulgente vis-à-vis d’eux”, affirme Christèle Danielis, militante Quart Monde de Toulouse.
Elle constate qu’elle n’est “plus sur la défensive” face aux travailleurs sociaux. “Je me dis que, finalement, on peut discuter s’il y a un malentendu. Je peux m’exprimer, j’ai mon savoir et la personne en face est capable d’entendre, je ne suis pas obligée d’être dans une posture de combat”, précise-t-elle. Philippe Decotte, militant Quart Monde à Tarbes, dresse le même constat : “Maintenant, j’ai un autre regard et un autre discours envers les travailleurs sociaux. Je ne m’emporte plus comme avant. J’ai appris à me faire entendre en parlant, pas en faisant du rentre-dedans.”
Ces évolutions prennent du temps et nécessitent un travail rigoureux dans le cadre du Croisement des savoirs et des pratiques. “La participation effective des personnes en situation de pauvreté est encore très difficile, même si c’est un questionnement pour de nombreux travailleurs sociaux. Il y a beaucoup de résistances et de freins. Les professionnels sont souvent d’accord jusqu’à un certain stade. Il est vraiment nécessaire de bien s’entendre au départ sur la définition de la participation, pour que tous en prennent la mesure totale, ce qui n’est pas encore le cas”, affirme Fabienne Grosjean, qui a découvert le Croisement des savoirs en 2016 alors qu’elle était en formation d’éducatrice spécialisée.
Si tous les participants au Croisement des savoirs ne changent pas leurs pratiques, beaucoup voient cependant dans cette démarche “un outil de changement de la société”, comme l’affirme Christèle Danielis. “Un jour les choses changeront. Je ne veux pas baisser les bras : le changement arrivera, peut-être pour mes petits-enfants”, conclut Nassabia, militante Quart Monde de Toulouse.
Cet article est issu du Journal d’ATD Quart Monde de mai 2021, spécial Occitanie.