Feuilleton – J’ai cherché si c’était vrai – #3

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De L’Oréal aux bidonvilles de la banlieue parisienne, des ghettos new-yorkais aux favelas brésiliennes, le récit d’un combat dédié à tous ceux qui cherchent à « faire bouger les choses ».
Le temps du confinement, les Éditions Quart Monde vous proposent de lire (ou relire) gratuitement le très beau récit d’engagement  J’ai cherché si c’était vrai. Bernadette Cornuau, une femme engagée, mis en mots par Jean-Michel Defromont et, pour l’occasion, en images par Petite Poissone.
Retrouvez-nous chaque mercredi et vendredi pour de nouveaux épisodes. Bonne lecture !
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Épisode précédent

 

 

IV

Bonjour la fidélité

– Lâche la corde !

À la surface de l’eau, la baigneuse n’est qu’une gerbe d’écume. Du hors-bord ils crient, affolés, mais Bernadette ne lâche rien. C’est souvent ce qui arrive la première fois qu’on se lance à ski nautique. Groggy, elle finit par laisser filer la corde, tête enfin hors de l’eau, suffocante, tandis que le bateau fait demi-tour pour la repêcher.

« J’ai tiré deux leçons de ça, dit-elle. D’abord tous mes amis, mes copains m’ont dit: repars tout de suite, sinon tu n’en referas plus jamais. Ça m’est toujours resté. Quand j’ai eu quelque chose de difficile, je suis toujours repartie tout de suite. La deuxième chose qui m’est restée aussi, c’est de lâcher la corde. Avant, ce n’était pas ce que je faisais. Il fallait que mon opinion l’emporte. Depuis un certain temps, j’écoute plus l’opinion des autres. Je lâche la corde. »

C’est vrai que la Bernadette qui raconte ses souvenirs n’a plus l’intransigeance de la femme d’action qu’elle était, voulant « à tout prix » faire changer des comportements à ses yeux inacceptables.

Ainsi coulaient ses dimanches, dans l’insouciance des méandres de la Seine du côté de Fontainebleau, rames à la main ou sur une planche de ski nautique.

«  J’aimais ces expériences nouvelles qu’enfant, pendant la guerre, avec des parents séparés, je n’avais pas pu vivre. C’est cette jeunesse que j’aimais, une jeunesse comme les autres, avec un jour le projet de fonder une famille, comme tout le monde. »

Pourtant la première visite à Noisy a ouvert en elle quelque chose d’indicible. Est-ce une part d’enfance, où les grands se déchirent, sans tenir compte des petits ? La question ne l’effleure pas. Il faut qu’elle y retourne. Et quand elle se décide, elle n’en parle à personne.

« J’avais été bâtie comme ça. Enfant, je ne disais pas que mes parents étaient séparés. Je ne le vivais pas comme une honte. C’était secret quand même. Pour Noisy, autant avec ma famille qu’avec mes collègues ou mes amis, ce n’est pas que j’avais envie de le cacher, mais c’est comme si ça m’appartenait, profondément. C’était dans un autre monde que les autres ne vivaient pas. J’avais toujours envie d’être comme tout le monde, alors je n’en parlais pas. »

Les premières fois que Bernadette revient à Noisy, en 1957, elle s’arrête comme on le lui a indiqué à l’entrée du camp, dans cette communauté de femmes qui, en lien avec l’abbé Pierre, ont choisi d’habiter là en y créant un atelier d’artisanat. Elles l’invitent à boire le thé dans leur préfabriqué. Elle voit les paniers, les objets en osier qu’elles réalisent la semaine avec les femmes du camp, mais elle ne comprend pas qu’elles passent l’après-midi à boire le thé au chaud, alors que, dehors, des enfants traînent, livrés à eux-mêmes sans avoir personne vers qui se tourner.

Dimanche après dimanche, les femmes de cette petite communauté lui parlent d’un aumônier qui vit sur place, un certain abbé Wresinski, dont elles disent qu’il est fou. Dans ces cas-là, évidemment, Bernadette prend le contre-pied.

« De toute façon, fallait bien que je le rencontre pour savoir quoi faire, puisque avec elles, ça débouchait sur rien. Si elles disaient qu’il était fou, c’était plutôt bon signe. »

Quand elle les quitte ce dimanche-là, ce n’est pas pour repartir aussitôt. Pour la première fois, elle ose s’aventurer dans les ruelles boueuses entre ces espèces de bateaux alignés à l’envers, des coques en demi-lune. Et, parmi tous ces gens qui semblent être mieux dehors que dans leurs baraquements, elle marche droit devant elle, sans détourner le regard vers ces visages au rictus méfiant, ces femmes, bras croisés, qui hochent du menton après son passage, ces adolescentes autour desquelles des gars aux mobylettes nerveuses pétaradent, couvrant les aboiements des chiens. Seule, sourde à tous ces bruits qui ne l’effraient pas, elle sillonne, décidée, toutes les allées du camp, comme si elles pouvaient la mener quelque part, alors que ce bidonville est en cul-de-sac, ne débouchant au loin que sur une décharge fumante dont le vent rabat jusqu’à elle la puanteur.

Dès ses premiers pas ce jour-là, puis les jours, les mois, les années qui ont suivi, elle ne cessera de se répéter: comment se fait-il qu’on laisse ces enfants et les leurs dans un tel état d’abandon ?

C’est alors qu’à l’autre bout du camp, elle aperçoit le fameux aumônier sur lequel les femmes qu’elle vient de quitter avaient épilogué : l’abbé Wresinski.

« Avec sa soutane, il était reconnaissable. Et il était suivi par une quinzaine d’enfants qui riaient, qui paraissaient vraiment heureux d’être avec lui. Pour moi, c’était un signe, les enfants ne se trompent pas. C’est ça qui m’a décidée à aller plus loin… »

Ce dimanche-là, l’apercevoir, avec son escorte de petits gamins lui aura suffi ; elle repart sans avoir cherché à lui parler. Elle laisse les choses mûrir en elle. Le printemps fleurit, et le samedi de Pentecôte 1957, elle revient à Noisy bien décidée à parler à ce prêtre.

« J’avais besoin de savoir ce que je pouvais faire. »

Bernadette frappe à la baraque en planche qui lui sert de bureau. À peine lui a-t-il ouvert sa porte qu’il dit: « Vous avez du temps ? Je dois aller voir une famille. Ça ne vous ennuie pas ? »

Elle le suit, sans rien dire. C’est la première fois qu’elle pénètre dans un de ces « igloos », baptisés ainsi par les habitants du lieu. Dans cet univers, à l’envers de celui de L’Oréal, tout l’impressionne :

« Les chaises cassées, pas de tasses pour le café, la tristesse de la mère, et le père couché sur un matelas à même la terre battue dans le fond de l’igloo. »

La maison n’est pas sans vie, les enfants entrent et sortent, jouant sans se mêler de la conversation des grands.

« Je n’ai rien dit, mais j’étais bouleversée. J’ai écouté. Le père Joseph aussi avait dit peu de choses à cette mère qui n’avait pas arrêté de parler. »

La visite avait duré le temps nécessaire à cette femme pour éteindre l’incendie de ses mots. Puis le père Joseph s’était levé, sans faire de commentaire, ni donner de conseil. Juste un « merci pour le café ». Sitôt dans la ruelle, il avait repris son pas alerte. Fixant la jeune fille, il dit:

– Je cherche quelqu’un pour faire le catéchisme aux enfants.

La réponse jaillit:

– Tout sauf ça !

L’homme en soutane n’a cherché ni à riposter, ni à justifier. L’a-t-il questionnée ? Elle ne le dit pas. Sans perdre une seconde, comme s’il avait un stock de propositions toutes prêtes, il lui a aussitôt parlé des fillettes d’une dizaine d’années à qui une femme du bidonville apprenait à danser, chaque dimanche, dans ce qu’on appelait l’igloo jaune. Bernadette n’a pas dit non. Alors il l’a emmenée, toujours du même pas, chez une Mme Quégnart pour la lui présenter. « Elle pourra vous soutenir » a-t-il dit à cette femme. Et Bernadette se souvient précisément de leur façon de conclure.

Lui :

– Quand est-ce que vous commencez ?

Bernadette :

– Demain c’est dimanche. Je commence demain.

Lui :

– Ah bon !

Me racontant, elle rit, fière d’ajouter :

– Il n’en revenait pas.

Quelques semaines plus tard, Mme Quégnart, soulagée par cette relève, laisse à Bernadette les clés de l’igloo jaune (si on peut dire : il n’y avait pas de clé). Présente chaque dimanche, elle n’entrevoit le prêtre que rarement.

«  Peut-être une fois ou deux. Parfois quand on se croisait dans le camp, avec un sourire – ou sans sourire, peu importe – il me disait: “Bonjour la fidélité”. Je me rappelle aussi, tout à fait au début, il y avait eu une fête dans le camp, je ne sais plus pourquoi, et là une petite fille de trois, quatre ans cherchait partout sa mère. Alors j’ai dit au père Joseph: “Cette petite fille cherche sa maman. Vous savez où elle est ?” Il a pris la petite dans ses bras et il l’a mise dans les miens. J’ai cherché la maman… »

V

Dans l’igloo jaune

« Ce que j’ai fait avec les enfants ? J’aime mieux te dire que, dans l’animation, je n’y connaissais rien du tout. À part pendant mon année de scoutisme, je n’avais jamais rien appris. Alors j’ai demandé aux grandes sœurs de m’aider. Elles étaient cinq, six. Il y avait Hélène Hennequin, Jacqueline Thierry… Je faisais tout avec elles, elles faisaient tout avec moi. Les enfants leur obéissaient, les écoutaient. Elles étaient heureuses, ces filles, elles voyaient bien qu’elles étaient vraiment indispensables. »

« Je me suis toujours dit que c’était bien de ne pas tout savoir. Comme ça, les gens ils font. Par exemple, je ne savais même pas faire du feu. Avant même que j’arrive à Noisy chaque dimanche, les petites Rondage avaient allumé celui de l’igloo jaune. »

Ces enfants-là, en particulier Nine et Cora – elles avaient presque toutes des surnoms – « m’attachaient beaucoup » (ce sont ses mots).

« Elles n’étaient jamais au même endroit. Les parents habitaient une roulotte, là, mais ces sœurs étaient connues et accueillies par beaucoup de familles qui savaient combien leur vie à la maison était intolérable. Les voisins avaient d’ailleurs continué à les prendre en charge, y compris après la mort de leurs parents, pour empêcher qu’elles soient placées et séparées. »

Ainsi, dans les dimanches de Bernadette, un bateau jaune retourné dans la boue a presque remplacé les canots d’aviron qui glissent sur la Seine. Le besoin de respirer l’air d’ailleurs, elle le ressent pourtant, autant que les enfants et les jeunes confinés à Noisy. Alors elle organise des sorties en car, en forêt de Fontainebleau.

«  Là, ça allait. Je connaissais. C’est fou ce qu’elles étaient heureuses. »

Comme à chaque fois, le soir, elle raccompagne chacune des filles chez elle à l’heure convenue, les parents font confiance.

Finis donc les dimanches avec une jeunesse sûre d’elle, s’entraînant dans l’insouciance à prendre des risques et à se dépasser physiquement. À Noisy, l’attente des filles est de plus en plus forte. Quand Bernadette arrive, elles sont plusieurs à avoir nettoyé l’igloo. Elle reste avec elles de plus en plus tard, rentre à la nuit, épuisée. Bientôt, Bernadette prend conscience que cette part de sa vie, dont son milieu ignore tout, est en train d’aspirer sa jeunesse, de la lier pour de bon. Et ce n’est pas ce qu’elle veut. Elle ne se voit pas non plus dire à ces adolescentes: « Dimanche prochain, je ne viens plus. » Alors, comment sortir de là ?

Elle n’a pas tout lâché. Ni son abonnement au Théâtre national populaire, ni ses vacances à la montagne. Elle préserve aussi son heure de tennis très tôt chaque jour de semaine. Son partenaire de jeu devenu son ami, appelons-le Bruno, ne lui a jamais fait faux bond. À lui non plus elle ne veut pas manquer. Le tennis n’est pas un jeu qui pousse au dialogue. Mais la fatigue physique qu’il produit la désangoisse des vies démolies dont elle est témoin. Et, si ses week-ends sont désormais aux mains de ceux du camp, elle tient à garder le reste : ses relations de jeunesse qui ne soupçonnent pas cette part d’elle-même qu’elle préfère garder cachée, plutôt que de prendre le risque de ne pas être comprise.

Au bout de deux ans, sans avoir manqué un dimanche à Noisy, elle part quelques jours avec ses amis faire du ski à Tignes. Bruno aussi est du voyage. Cette fois, elle estime que le temps est venu de lui confier ce qu’elle n’a jamais dévoilé à aucune de ses relations, au travail ou dans ses loisirs. Bruno est un garçon qui a la tête sur les épaules, il pourra sans doute la conseiller. Peut-être proposera-t-il de partager avec elle une part de cette aventure dont elle ne sait où elle la mène ?

Au pied des pistes, dans la blancheur aveuglante des sommets, ils s’arrêtent tous les deux et c’est là qu’elle lui parle. Ce qu’elle lui a dit, elle ne s’en souvient plus. Ce n’est pas qu’elle ait oublié, non.

« J’efface beaucoup, ça facilite la vie. C’est ce que je fais toujours avec l’ordinateur. J’efface, ça libère. J’en vois autour de moi qui ne se libèrent jamais de rien… » Si les mots ont disparu, le ressenti dans sa mémoire est encore vif. J’essaie d’imaginer:

– Pourquoi on ne te voit plus à Fontainebleau le dimanche ?

D’une traite, elle lui raconte avec passion les Cora, les Nine, ces enfants privées d’enfance, ces femmes qui vivent le contraire de ce qu’elles voudraient. Bruno l’écoute attentif, étonné, puis crispé. Quand elle arrive au bout de ce qu’elle voulait lui livrer, la réaction du garçon la désarçonne :

– Au fond, en allant là-bas, qu’est-ce que tu espères ?

Interloquée, Bernadette a perdu la parole. Lui continue :

– Tu crois vraiment pouvoir changer l’avenir de ces gamines ? C’est plutôt le tien que tu risques de bousiller. Je comprends maintenant pourquoi je te trouvais fatiguée ces temps-ci… Tu crois pas que tu te compliques la vie, là ? T’as un boulot en or, dans une boîte qui a le vent en poupe, un patron intelligent qui t’a à la bonne, des copains, des copines… Qu’est-ce que tu vas chercher là-bas ? Ta vie, elle est ici, avec nous. Celle de ces gosses n’est pas gaie, je veux bien le croire, mais c’est quand même pas ta faute !

L’œil fixe sur le lac miroitant, sans un mot, Bernadette retient tout signe d’émotion, furieuse contre elle-même de s’être, pour une fois – une fois de trop –, laissée aller à la confidence. Elle qui pensait que, depuis le temps, Bruno était plus qu’un ami…

Pourtant, elle n’est pas abattue, au contraire. Elle entrevoit bientôt une façon acceptable d’en finir avec son dilemme. Un moyen simple et radical : quitter le pays pour tracer, à elle seule, son chemin.

De retour à Paris, elle demande à voir son patron. Pas pour lui parler de Noisy, non. De L’Oréal, et de ce qu’elle pourrait faire, tant pour elle que pour l’entreprise. Et elle lui suggère de l’envoyer un an en poste à Londres « pour apprendre l’anglais ». François Dalle y voit aussitôt un avantage : rapprocher du groupe son homologue britannique, souvent absent aux réunions de responsables nationaux, toujours le premier à dire que ce produit-ci, cette campagne-là ne marcheront jamais en Grande-Bretagne. « Votre présence, j’en suis sûr, pourra faciliter les liens de notre filiale anglaise avec la direction générale. » La voilà désormais officiellement mutée.

Quand elle viendra l’annoncer à Noisy, ni les filles du camp, ni le père Joseph ne penseront qu’elle a voulu les abandonner. Et puis, un an n’est pas l’éternité. Ce temps lui donnera le recul nécessaire, du moins elle l’espère, pour savoir si la voie auprès de ces gens est réellement la sienne.

À suivre…

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