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Feuilleton – J’ai cherché si c’était vrai – #1

De L’Oréal aux bidonvilles de la banlieue parisienne, des ghettos new-yorkais aux favelas brésiliennes, le récit d’un combat dédié à tous ceux qui cherchent à « faire bouger les choses ».

 

Le temps du confinement et peut-être au-delà, les Éditions Quart Monde vous proposent de lire (ou relire) gratuitement le très beau récit d’engagement  J’ai cherché si c’était vrai. Bernadette Cornuau, une femme engagée, mis en mots par Jean-Michel Defromont et, pour l’occasion, en images par Petite Poissone.

Retrouvez-nous ici chaque mercredi et vendredi pour de nouveaux épisodes. Bonne lecture !

 

 

 

Jean-Michel Defromont

 

J’ai cherché si c’était vrai

Bernadette Cornuau, une femme engagée

 

Illustrations : Petite Poissone

 

Collection « Les nouveaux résistants »
Éditions Quart Monde

 

 

D’abord

C’était un de ces repas dans le soleil voilé d’un dimanche du mois d’août. À cette première rencontre, Bernadette m’intimidait, je me souviens. Pas seulement à cause du sérieux de son regard, dont les lunettes accentuaient la gravité, ni uniquement parce qu’elle rentrait d’un voyage de plusieurs semaines au Guatemala avec Wresinski, que tout le monde appelait père Joseph, le fondateur du mouvement au siège duquel nous nous trouvions ce jour-là. En 1974, si cette femme de quarante ans m’intimidait, c’est d’abord parce que, depuis déjà dix-sept années, elle, qui n’avait pourtant rien d’une baroudeuse, bourlinguait de ghettos en bidonvilles, aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord ou au Moyen-Orient.

Moi, à l’époque, le seul pays où j’avais posé le pied, c’était la Belgique, à deux kilomètres de la maison où j’avais grandi. Ignorant tout de la terre d’où elle revenait, et de l’univers de la grande pauvreté qui lui était partout familier, je n’avais pas vraiment osé l’interroger, tout le temps qu’avait duré ce repas. Pourtant, je mesurais le privilège, et aussi la difficulté que cela avait dû être de travailler toutes ces années aux côtés de ce père Joseph – et ces dernières semaines, de marcher auprès de lui. Lui, dont le regard et la pensée pouvaient scruter les êtres avec une acuité que je n’avais jamais perçue chez quiconque, jusqu’à ce que je le rencontre, six mois plus tôt, pour lui demander si mon épouse et moi, avec notre premier petit, pourrions être d’une quelconque utilité dans son combat contre la misère.

Le contraste entre ces deux-là était impressionnant : autant le prêtre, tout en rondeur, débordait d’une intensité communicative, autant Bernadette se tenait droite dans une présence attentive, tout en retenue. Retenue, sans doute, qui devait être aussi la nôtre ce jour-là : ma femme et moi savions déjà que nous allions bientôt rejoindre la cité de Noisy-le-Grand, érigée sur l’ancien terrain du bidonville qui avait vu naître ce mouvement qu’on appelait alors « Aide à toute détresse ». Bernadette était la première responsable de cette cité pilote hébergeant des familles blackboulées de partout. Elle allait donc être notre « directrice ». Le mot me fait sourire maintenant, tant cette femme d’écoute n’a jamais considéré personne comme un subordonné, encore moins comme un exécutant.

Lors de ce repas pendant lequel nous avions assez peu échangé, comment imaginer qu’un dialogue entre nous atteindrait une telle intensité trente-huit ans plus tard ? Comment imaginer qu’à la toute fin de sa vie, la maladie s’étant déjà largement ingérée dans son quotidien, Bernadette accepterait que j’écrive avec elle son parcours singulier de femme qui, pour beaucoup de ceux qui l’ont connue, reste un mystère ?

Le texte qui suit n’est pas celui d’un historien, pas plus qu’un recueil de confidences. Il est pour l’essentiel le fruit de conversations très libres avec une femme lucide sur l’évolution irréversible de sa maladie, une Bernadette qui n’a cessé d’écrire tout au long de sa vie quantité de notes et de rapports, sans jamais parler d’elle.

Ces pages forment donc une mosaïque, constituée d’abord de ses propres souvenirs, fragments de récits retracés au plus près de ses dires, que je venais lui soumettre au début de chaque séance, histoire d’en vérifier la validité. Et elle, concentrée qu’elle était – les yeux fermés souvent –, m’écoutait, m’arrêtait, me reprenait, précisait, rectifiait, s’insurgeait même, parfois, de ma relecture de sa vie, avant de m’en livrer de nouveaux épisodes.

*

En commençant ce travail ensemble, je lui ai d’abord proposé d’en situer le centre, son propre centre de gravité. Et là, pour elle, aucune hésitation : « Mon centre, c’est le refus de l’injustice, le refus de l’exclusion. Un combat pour la reconnaissance. »

Mais l’axe à peine posé, elle s’est reprise, insatisfaite comme toujours de sa propre expression : « Il ne faut pas le dire avec ces mots-là. » Elle aurait voulu « les transformer en positif ».

« Ce ne sont pas les conditions de vie difficiles, ni la pauvreté qui m’ont atteinte, entraînée plus que je ne voulais. La misère, oui. Dans le sens d’être considéré comme rien, complètement déprécié par les autres. Enfant, je me suis trouvée dans cette situation-là. C’est ce à quoi je suis le plus sensible. Quand j’ai rencontré le mouvement, c’est cette misère qui m’a atteinte. Jusqu’au bout.

On ne peut pas dire que c’est une recherche, c’est un chemin. Pas un chemin tout tracé, un chemin vécu, un chemin avec des gros cailloux, des embûches… C’est un tâtonnement, toute une vie. »

 

 

 

Fin d’hiver 1957, sur un chemin d’ornières, au bout d’une rue abandonnée par le bitume.

Depuis le temps qu’elle entendait parler de ce camp dans lequel des familles avaient échoué par centaines, Bernadette a fini par prendre son Solex depuis Vincennes, la maison qu’elle habitait alors avec sa mère, jusqu’à cette terre désolée, à l’écart de Noisy-le-Grand. Maintenant elle les voit, ces drôles de baraques aux toits arrondis alignées dans les flaques, mais ce n’est pas ce qui retient son regard. Dans la pâleur grise d’un temps sans heure, elle remarque un petit gars, tout seul sur un monticule de boue.

Quatre ans, peut-être cinq, armé d’un bâton frêle, le gamin fouette l’air autant que la vase comme s’il mimait un chef d’orchestre. Sa baguette pique la boue et sa bouche commande l’herbe rase, comme s’il y déchiffrait à voix haute une partition diabolique.

Subjuguée par cette sentinelle postée entre son monde et celui des demi-lunes derrière, Bernadette arrête son moteur, tend l’oreille, tentant de percevoir les paroles inaudibles que l’enfant lance à la terre entière. Elle met le Solex sur béquille, puis, doucement, comme on le ferait d’un oiseau qu’on ne veut pas voir s’envoler, elle s’approche du petit homme qui poursuit sa mystérieuse diatribe, ignorant l’étrangère qui s’avance.

Plus près, les sons sortant de la bouche de l’enfant semblent toujours aussi confus. Il profère ses paroles à lui, décidé à convaincre la terre qu’il faut qu’elle entende raison, tandis que la jeune femme progresse, sans bruit. Quand les yeux de l’enfant accrochent ses chaussures, il lève la tête, s’arrête un instant puis, comme s’il avait attendu qu’elle soit attentive de tout son être, il prononce d’un trait distinctement ces mots: « Papa a cassé tout dans la maison cette nuit ». Il s’arrête, puis reprend : « Maman elle a pleuré. » Et cette fois il se tait.

Interdite, Bernadette s’incline à hauteur de l’enfant et attend une suite. Le petit reprend son discours, à nouveau décousu. Elle l’écoute encore, comme si le sens de ses paroles lui était évident et, quand il se tait à nouveau, elle demande :

– Tu t’appelles comment ?

– Gérard.

Gérard a continué à parler tout seul, gardant les yeux sur Bernadette, sans vraiment la voir.

« J’allais le laisser, mais il continuait à me regarder. Alors je lui ai pris la main et je lui ai dit :

– Où tu veux aller ?

– À la maison. »

Elle se laisse alors conduire par l’enfant qui l’introduit dans le bidonville, comme quelqu’un de la famille. À peine si elle regarde cet étrange univers, si ce n’est pour chercher avec Gérard où se trouve sa mère. La femme affolée devant la porte de cet igloo, là-bas, qui crie des choses incompréhensibles, c’est elle, la mère du petit. Gérard ne lâche pas la main de sa marraine du jour jusqu’à ce qu’elle rejoigne sa maman. Une fois devant elle, Bernadette n’a rien dit. « J’ai embrassé la maman de Gérard et je suis partie. »

Bernadette avait alors vingt-trois ans, l’âge que j’avais quand je l’ai rencontrée pour la première fois.

 

Là revoilà sur son Solex, de retour vers son monde à elle. Encore quelques mois à l’école de la rue Soufflot à Paris, qui forme des secrétaires de direction (on ne dit pas encore « assistante  »). Entre la Sorbonne où elle suit aussi des cours de droit et de psychologie, les sorties avec les jeunes de son milieu professionnel  − l’aviron le dimanche à Fontainebleau, la mer ou la montagne l’été, le ski l’hiver −, et cette quête désormais incrustée en elle du monde d’un petit Gérard l’entraînant par la main jusqu’à une mère aux cris incompréhensibles.

« Papa a cassé tout dans la maison cette nuit. Maman elle a pleuré. »

Dans la limpidité de son enfance, Gérard s’était servi d’emblée de quelques mots qu’il possédait pour exposer d’un bloc son univers.

Personne chez Bernadette n’a jamais rien cassé. Et quand, à la fin de la guerre, sa sœur jumelle et elle se sont retrouvées dans ce pensionnat de jeunes filles à Pontoise, jamais elle n’aurait dit à personne que ses parents étaient séparés. Elle n’avait pas quatre ans, mais onze. Et à onze ans, on sait faire le tri entre ce qu’il faut dire et ce qu’il vaut mieux taire.

À l’internat, elle s’en souvient, entre les enfants des fermes alentour qui pouvaient offrir les produits de leurs récoltes aux religieuses et se faire bien voir, et les petites Parisiennes, comme Bernadette et Brigitte sa sœur jumelle, dont les parents parvenaient tout juste à payer le montant de la scolarité, la différence était criante, en particulier lors des repas. Assises aux mêmes tables, les unes profitaient d’une riche nourriture, tandis que les autres les regardaient se régaler. « Il n’y avait pas le moindre signe d’attention envers celles qui n’avaient rien. » Révoltée, Bernadette ne voulait pas se taire.

« On ne demandait pas de tout partager, mais au moins un tout petit peu ou alors, il ne fallait pas nous mettre aux mêmes tables. Vraiment, je trouvais ça incroyable que les sœurs laissent faire des choses pareilles! »

En classe non plus, elle ne supportait pas que certaines soient bien vues, et d’autres non. « Alors moi je le disais, pas aux enfants bien sûr, mais aux religieuses. Donc évidemment, je me faisais mal voir. »

La semaine au pensionnat, un week-end sur deux avec sa mère, l’autre chez des cousins dans la famille de son père.

« D’une famille d’artisans, ma mère était considérée comme moins que les autres dans la famille de mon père, bourgeoise, très nombreuse. Elle était la seule à n’être jamais invitée aux rencontres familiales. Sans raisons, en fait. Et même s’il y en avait eues, je ne veux même pas les entendre. C’était seulement des préjugés. Pourtant elle avait beaucoup de qualités, elle était belle… »

Si Bernadette percevait, dans son sourire forcé, que sa mère vivait mal sa mise à l’écart, elle ne l’a jamais entendue se plaindre. C’était si important pour elle que ses filles soient invitées à toutes les occasions, considérées à égalité avec tous leurs cousins, cousines. Elle les préparait pour qu’elles soient les plus jolies.

Du côté de leur père, la seule à se montrer proche de leur mère, c’était la grand-mère. Lors de ses fréquentes visites, elle était souvent chargée de cadeaux. Tous les lundis matin, c’est elle aussi qui conduisait les jumelles à la gare du Nord pour le train de 7 h 13 vers Pontoise.

 

*

 

À quinze ans, les voilà toutes deux conviées au mariage d’une jeune cousine. Leur mère, non. Comme d’habitude. Bernadette et sa sœur refusaient parfois des invitations dont leur mère était exclue, mais elle avait insisté plus encore que de coutume : « Je veux que vous y alliez. Vous aurez votre premier tailleur, vos premiers bas. »

Le jour arrive. La grande famille est rassemblée, très chic. Leur mère n’est pas la seule à manquer à la fête. Leur grand-mère aussi est absente. La grand-mère de la mariée. Les adolescentes cherchent à savoir pourquoi. Stupeur: elle n’a pas été invitée, leur dit-on, de peur qu’elle vienne mal habillée.

Alors, quand vient l’heure des discours où chacun lève sa coupe en l’honneur des époux, Bernadette se lève à son tour, tapote son verre d’une lame de couteau. Le silence se fait, et calmement elle annonce : « On voulait vous dire au revoir à tous, parce que nous avons vu que notre grand-mère n’était pas à la fête, alors maintenant, nous allons aller la voir. »

Vous imaginez la tête des convives, le champagne n’étant plus le seul à leur rougir les joues…

Voilà les deux jumelles dans leur tailleur de femme, frappant à la porte de leur grand-mère qui s’empresse d’ouvrir, dans sa belle robe noire, toute parée de bijoux, persuadée que ce sont ses enfants qui viennent la chercher.

À suivre…