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Feuilleton – J’ai cherché si c’était vrai – #4

De L’Oréal aux bidonvilles de la banlieue parisienne, des ghettos new-yorkais aux favelas brésiliennes, le récit d’un combat dédié à tous ceux qui cherchent à « faire bouger les choses ».
Le temps du confinement, les Éditions Quart Monde vous proposent de lire (ou relire) gratuitement le très beau récit d’engagement  J’ai cherché si c’était vrai. Bernadette Cornuau, une femme engagée, mis en mots par Jean-Michel Defromont et, pour l’occasion, en images par Petite Poissone.
Retrouvez-nous chaque mercredi et vendredi pour de nouveaux épisodes. Bonne lecture !
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VI

La voie de Londres

Dans son petit logement près de Victoria Station, elle ne tarde pas à recevoir des cartes postales des enfants de Noisy. « Bernadette, tu nous manques. » Ces messages l’agacent un peu : l’adresse est écrite de la main du père Joseph, elle n’est pas dupe. Plus tard, c’est une lettre de lui, bouleversé. Deux enfants viennent de mourir brûlés dans leur igloo. « Évidemment, ça ne pouvait pas faire autrement que m’atteindre. »

Son travail est paisible mais prenant. Elle prend des cours d’anglais, y compris le dimanche. Son patron britannique lui demande de lui donner chaque matin une leçon particulière de français. Quand sa mère et sa sœur viennent la voir quelques jours, il lui propose même une voiture de l’entreprise.

Bientôt, un autre courrier du prêtre lui demande d’organiser un voyage d’études afin qu’il puisse découvrir en Grande Bretagne ce que vivent les familles comme celles de Noisy – le « sous-prolétariat », comme on disait alors – et les personnes engagées à leurs côtés. Bernadette prépare ce voyage méthodiquement, comme elle l’aurait fait pour son propre patron, contactant aussi bien des gens du public que du privé.

C’est aussi durant cette période, à la fin de l’été 1960 que, profitant des congés réglementaires, elle s’en va une dizaine de jours travailler à la récolte du houblon. Avec toujours cette singulière obsession de se retrouver du côté des gens « pas considérés  », comme elle dit. Parmi eux, elle se perçoit avec une différence de taille : « Moi, j’avais la faculté de me battre, mais c’était surtout ceux qui n’avaient pas cette faculté qui m’attiraient, je ne sais pas pourquoi. Ce n’était ni une décision, ni un choix, c’était une attirance. »

Cet épisode du houblon, elle en parle à peine à sa collègue secrétaire qui travaille à la direction londonienne. Mais celle-ci vend la mèche. Quand son patron apprend à quoi elle a occupé ses congés, il s’inquiète : « Vous savez, pour une jeune femme comme vous, ça peut être dangereux de se retrouver parmi des saisonniers venus d’on ne sait où. Si vous manquiez d’argent, vous auriez pu me le dire. »

Elle lui explique – juste ce qu’il faut pour qu’il comprenne – que sa démarche n’a rien à voir avec le manque d’argent. Elle parle un peu des années passées à Noisy, pour finalement lui avouer qu’elle a besoin de quinze jours de vacances supplémentaires, afin d’accompagner un prêtre qui l’a introduite auprès de cette population en France, et qui veut la découvrir en Grande Bretagne. Impressionné, l’homme non seulement accepte, mais il met encore une voiture à leur disposition.

Parmi les multiples contacts pris dans le cadre de la préparation du voyage, un nom revient, celui de Mrs Goodman, qui a créé à Frimley Green, dans la banlieue de Londres, la Frimhurst Family Home. Cette maison accueille des familles entières qui, sans cela, auraient été séparées de leurs enfants par la force des autorités, comme c’est si souvent le cas quand les parents ont sombré dans une trop grande misère.

Mrs Goodman accepte d’abord de les recevoir, elle et le père Joseph, dans la Frimhurst Family Home mais, la veille du rendez-vous, elle se décommande. Bernadette insiste pour que la rencontre ait quand même lieu, chez elle, à Londres, dans son petit studio d’Elisabeth Street. C’est un moment marquant, pendant lequel Bernadette joue son rôle d’interprète entre cette femme et cet homme qui l’écoute intensément et la questionne jusqu’à ce qu’elle soit amenée à traduire la même phrase dans la bouche de l’un, puis de l’autre : « C’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui connaît autant les pauvres. »

Jour après jour, Bernadette découvre un peu mieux la personnalité atypique de cet homme qu’elle avait seulement croisé à Noisy, dans les allées du camp.

« La manière dont il était avec les familles me touchait beaucoup. Il était très proche des gens, même s’il ne les connaissait pas. Profondément avec eux, avec les enfants qui venaient vers lui. Il était d’une telle délicatesse envers les mamans, les pères de famille aussi, qu’ils sentaient qu’il les respectait vraiment. »

Cette proximité est d’autant plus remarquable que lui ne parle pas l’anglais. « Toute la journée je traduisais comme je pouvais, je ne comprenais pas tout. Parfois j’inventais! »

« Autant avec les pauvres qu’avec ceux qui les rejoignaient, il essayait de comprendre ce qu’ils cherchaient, sans aucun jugement. »

« Chaque soir, pendant deux, trois heures, il revenait avec moi sur ce que j’avais vu ou compris. Ce n’était pas un questionnement, c’était pour bien se rappeler la journée, comprendre le plus possible les gens que nous avions rencontrés et l’écrire. »

Et Bernadette se sent reconnue, plus qu’elle ne l’a jamais été par quiconque  : « En fait, il croyait en moi. Il pensait que je pouvais lui dire quelque chose d’important à travers ce que j’avais découvert. »

Dans ces longues heures où ils sont seuls ainsi, concentrés sur les enseignements de ces rencontres vécues ensemble, le prêtre se garde de la moindre question qui pourrait la mettre mal à l’aise, en particulier dans le domaine de la foi.

« Je crois qu’il sentait que je ne tenais pas à avoir des conversations trop personnelles avec lui. Et quand il rencontrait des gens du religieux, il restait très discret par rapport à moi. Plusieurs fois d’ailleurs je suis sortie pour le laisser. Ça ne me gênait pas de la part d’un homme d’église qu’il aborde ces questions avec d’autres. Moi je me sentais libre et je sentais qu’il respectait cette liberté. »

À la fin du séjour, n’ayant pas eu assez de temps pour voir tous les gens que Bernadette avait prévu de rencontrer, il lui demanda d’organiser un autre voyage d’études dans le pays, comme il en avait fait en Allemagne, aux Pays-Bas, au Danemark, à la recherche des mêmes familles, des mêmes personnes engagées avec elles. Bernadette se souvient: « Il avait toujours la même question en tête, la même intuition. Alors qu’à cette époque, tout le monde parlait de familles qui étaient des cas, des situations individuelles, je ne sais pas s’il parlait déjà de peuple ou pas, mais c’était clair pour lui que c’était une même population. »

Lors de ce second séjour, ils visitent un organisme alliant la recherche, la connaissance de familles très pauvres et l’action de travailleurs sociaux avec elles. Bernadette se souvient: « Ils avaient une immense pièce remplie d’armoires pleines de dossiers. » Le père Joseph fait tout pour savoir ce que renferment ces dossiers. On lui explique que ce sont les notes des travailleurs sociaux décrivant au jour le jour chacune de leurs interventions dans ces familles. Et ce depuis près de cent ans !

Cette découverte sera pour l’homme un choc, la naissance d’un défi qu’il n’abandonnera jamais, s’acharnant, pour le relever, à mobiliser chacune et chacun des volontaires qui le rejoignent. « Une heure après, dans un café, se souvient Bernadette, il m’a expliqué : “On va faire la même chose, écrire à chaque fois qu’on rencontre des parents, des enfants, des jeunes. Pas pour écrire ce qu’on pense, nous, sur les familles, mais ce qu’elles nous apprennent de leur vie.” »

Comme en écho à cet épisode, me revient une phrase de Camus, laissée à la fin de son livre inachevé, Le Premier Homme : « Arracher cette famille pauvre à son destin de pauvres qui est de disparaître de l’histoire sans laisser de traces. » Cette citation du prix Nobel de littérature parlant des siens, le père Joseph ne pouvait la connaître, puisqu’elle ne fut publiée que trente-quatre ans après la mort de l’écrivain, six ans après la sienne. Mais, à sa manière, Wresinski ne cessa de clamer l’urgence, non seulement d’empêcher son peuple d’être effacé de la mémoire des hommes, mais de récolter les moindres paroles et gestes de sa lutte pour vivre dignement: « C’est par son silence qu’un peuple dépossédé provoque au combat1. »

Cinquante ans après cette visite, le Centre international Joseph Wresinski, près de Paris, continue de rassembler des dizaines de milliers de documents dont les pauvres sont la source : écrits, photographies, enregistrements sonores, films, peintures, sculptures… attestant de leur vie quotidienne, de leur pensée et de leur résistance. Y sont également répertoriés des documents, introuvables ailleurs, retraçant des milliers d’actions de renouement entre les plus mal lotis et d’autres citoyens. Étonnantes traces d’histoires, déchirées mais aussi reprisées, entre une société qui avance de plus en plus vite et ceux qui tombent en route et sont abandonnés.

*

Bernadette sait bien que la parenthèse d’un an en Angleterre, initialement accordée par son directeur général, a déjà dépassé son terme. Comme convenu, vient pour elle le moment de réintégrer son poste au siège de L’Oréal, à Paris.

Entre retrouver une place enviée par beaucoup dans l’industrie du luxe ou choisir – et cette fois à temps plein – une présence au cœur d’une population dont le sort ne peut être envié par personne, qui hésiterait ?

« Jusqu’à la fin du second voyage du père Joseph, je ne savais pas si j’allais reprendre cette vie de jeunesse dans l’entreprise ou retourner à Noisy. Je ne savais pas. Alors, j’ai pensé demander une année de disponibilité à mon patron, sans dire pourquoi. »

Et là, bon prince, François Dalle accepte encore. Du coup elle tente le saut, gardant son pragmatisme : « Je vais m’y mettre pendant un an et puis je déciderai. Je serai libre de retourner à L’Oréal. Mais comme je savais qu’avec les gens de Noisy j’avais trop d’attachement et que, si j’y retournais, je n’allais plus pouvoir les quitter, j’ai demandé à aller ailleurs. »

Elle était encore à Londres quand des familles expulsées d’un bidonville, à Saint-Denis près de Paris, sont venues demander au père Joseph de leur envoyer quelqu’un pour empêcher qu’on les chasse. À l’été 1961, celui-ci organise un chantier de jeunes pour aider ces gens à déménager leurs baraques sur un terrain vague de l’autre côté de la route, territoire de La Courneuve, la commune limitrophe. Ce nouveau bidonville, érigé en quelques jours à l’emplacement où plus tard, chaque année, se déroulera la fête de l’Humanité, les habitants le baptisent « La Campa ».

1Cité par Alwine de Vos van Steenwijk sur la couverture de La Provocation sous-prolétarienne, Paris, Éditions Science et service, 1972.

 

À suivre…

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