De L’Oréal aux bidonvilles de la banlieue parisienne, des ghettos new-yorkais aux favelas brésiliennes, le récit d’un combat dédié à tous ceux qui cherchent à « faire bouger les choses ».
Le temps du confinement, les Éditions Quart Monde vous proposent de lire (ou relire) gratuitement le très beau récit d’engagement J’ai cherché si c’était vrai. Bernadette Cornuau, une femme engagée, mis en mots par Jean-Michel Defromont et, pour l’occasion, en images par Petite Poissone.
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XVIII
Ni victime ni héroïne
La fin de ce périple nous ramène donc à ce repas d’août 1974, où nous nous sommes rencontrés pour la première fois. À peine rentrée, Bernadette n’avait alors évoqué que leur voyage au Guatemala, sans faire aucune allusion au Brésil où elle avait réussi à retrouver son père.
À table, je me souviens, il y avait Marie-France qui venait de déménager de Noisy pour prendre la responsabilité d’un nouveau centre de promotion familiale, dans le Val-d’Oise. Bernadette allait donc se retrouver seule dans l’appartement qu’elles partageaient jusque-là au milieu de la cité. Est-ce la fatigue, sa soudaine solitude au quotidien, ou ce voyage lui-même, d’où son enfance avait ressurgi, qui la poussèrent, après sept années comme responsable, à quitter ce lieu du jour au lendemain ?
« J’étais tellement épuisée, j’ai dit au père Joseph que je n’en pouvais plus. Il a demandé à Francine de La Gorce qui, à ce moment-là, habitait avec ses enfants et son mari à Champs-sur-Marne, si elle voulait bien prendre ma relève à Noisy-le-Grand. »
Francine, qui avait songé dans sa jeunesse à devenir pilote de course automobile, avait été la première volontaire du mouvement à devenir mère de famille. Comme Gabrielle, Mary, Alwine, Huguette ou Bernadette, c’était une de celles de la toute première heure, si différentes et si liées que rien, jamais, ne les séparerait.
« Francine a accepté, dit Bernadette. Je lui en ai toujours été reconnaissante parce que, même si elle n’y allait qu’à mi-temps, avec elle, j’avais confiance. »
*
Une fois terminée ma lecture du jour, j’ai redit à Bernadette que ces moments où affleurait sa fragilité montraient qu’elle n’était pas une héroïne, et que cela ne pouvait que la rapprocher de tout le monde. Comme si j’avais enfin compris ce qu’elle s’était jusqu’ici acharnée à m’expliquer, elle confirma, sur le ton de l’évidence :
– Ni victime, ni héroïne.
Comme toute son équipe d’alors, j’avais vécu son départ, tellement imprévisible, aussi bien pour nous que pour les familles de la cité.
– Je me souviens, à Noisy, quand on t’a vue partir dans ta voiture le vendredi soir, personne n’a pensé que l’on ne te reverrait pas le lundi. C’est le père Joseph qui nous a appris que tu n’allais pas revenir. Comme toujours dans ce mouvement, quand quelqu’un craque, on dit: « Il va prendre d’autres responsabilités. » Ce n’est que des années après que j’ai compris que tu avais craqué.
– Ben, faut le mettre ! s’exclama Bernadette.
– Tu veux dire le fait qu’aucun de nous n’avait compris que tu étais partie ?
– Oui, justement, pour dire que j’ai craqué.
– Après ce voyage que tu venais de faire pour retrouver ton père, tu étais plutôt heureuse ou plutôt perdue ?
– J’étais plutôt perdue. C’était quand même beaucoup d’émotions. Toute notre jeunesse m’était revenue ; une vie familiale sans père…
– Au fond, tu as vécu une enfance, une adolescence dans le non-dit par rapport à l’absence de ton père.
– Oui, mais très franchement, j’ai laissé ça derrière moi…
Sur le moment, je n’ai pas objecté, mais peut-on vraiment laisser les marques de notre enfance « derrière nous » ?
Pendant la Seconde Guerre mondiale, comme la plupart des familles en France, celle de Bernadette a dû fuir pour se réfugier, d’abord en Bretagne, à Trébeurden, puis en zone libre, à Saint-Benoît-sur-Loire. Dans un lieu comme dans l’autre, le dimanche à l’église, son père jouait de l’orgue. Depuis les chaises, en bas, on ne pouvait pas le voir à la tribune, derrière, au-dessus du porche, mais ce jour où l’orgue s’est tu soudain, au beau milieu de la messe, tout le monde s’est retourné et a levé la tête. Arrestation ? Alerte prévenant de l’arrivée des soldats ennemis ? Bernadette ne l’a jamais su. Si ce n’est que depuis ce jour, son père avait disparu. Plus tard, en cachette la nuit, elle le revit parfois, mais la paix revenue, le père ne revint plus. Ce fut bientôt l’époque des week-ends alternés, un dimanche à Vincennes chez maman, l’autre à Verrières-le-Buisson chez les cousins de papa, un papa de plus en plus rare qui jouait plus au piano qu’il ne parlait à ses filles…
« J’ai laissé tout ça derrière moi. » C’est Bernadette qui le dit, non sans nier le déchirement de ses premières années: « À des moments particuliers, quand par exemple je voyais une famille unie, j’avais du chagrin, mais je le gardais pour moi. »
Pour l’instant, ce n’est pas de sa famille de sang dont il est question, mais des familles de « ce centre d’hébergement et de promotion familiale » qu’elle a quittées du jour au lendemain. Et comme toujours, pour elle, les choses sont claires: « La raison principale qui m’a fait quitter Noisy, c’est que c’était trop dur, que ça avait duré trop longtemps. Après La Cerisaie, je n’avais pas eu le temps de me rétablir… Voir la gardienne frapper les gens avec un nerf de bœuf et ne pouvoir rien faire… Noisy après La Cerisaie, c’était trop… »
Basée ensuite à Pierrelaye, pendant deux ans, Bernadette suivra d’autres projets innovants « de promotion familiale » soutenus par l’Union européenne, comme à Reims, à Breda ou à Frimhurst, avant d’accepter une nouvelle mission régionale dans le Nord de la France.
XIX
Dans le Nord, « apprendre des succès »
À son arrivée à Lille, c’était la première fois que Bernadette n’était pas à l’avant-garde du mouvement. D’autres l’avaient précédée.
D’abord deux étudiants : Eugène Notermans, néerlandais – un des tout premiers hommes à avoir rejoint les volontaires, au camp de Noisy – et Charles Sleeth, américain, tous deux envoyés à Lille pour y parfaire leurs études, le premier en sociologie, le second en psychologie, et en même temps créer un enracinement dans le quartier de Moulins-Lille, connu à l’époque pour sa misère et ses courées d’un autre siècle. Assez vite, Charles et Eugène mobilisent une douzaine d’étudiants pour animer avec eux des points lecture auprès des enfants dans plusieurs quartiers, soutenus par un réseau d’amis dans d’autres villes de la région.
Trois filles succéderont aux deux garçons. D’abord Françoise Van der Elst et Brigitte Seinnave, ex-profs de gym, dynamiseront les jeunes de ces quartiers, s’installant dans une courée qui aurait pu servir de décor dans un film à la Dickens. Puis Thérèse Lemaire portera la dynamique locale jusqu’à ce que Bernadette prenne le relais, en juin 1976.
Dès 1972, le mouvement était déjà bien implanté dans le Nord, mais pas vraiment connu. Eugène et Charles avaient alors décidé d’organiser une conférence publique avec le père Joseph, salle Salengro, sur la Grand-Place de Lille, la salle où se tenaient à l’époque tous les grands rassemblements politiques.
Ce jour-là, Bernadette était du voyage, mais ce n’est pas tant de cette conférence qui avait fait salle comble dont elle se souvient.
Sur place, dès cinq heures de l’après-midi, il leur fallait retravailler le discours du soir. Les deux garçons étaient sous pression, le père Joseph aussi. Mais quand il remarqua qu’Eugène boitait légèrement, il n’entendit pas quand ce dernier lui dit qu’il s’était fait une légère entorse. Péremptoire, il décréta : « Pas étonnant, vieux frère, avec ce que t’as aux pieds: ce qu’il te faut, c’est des bonnes chaussures. On va d’abord s’occuper de ça. »
Et les voilà, à trois heures de l’événement, en train d’écumer les marchands de chaussures pour trouver des souliers à Eugène. Le souvenir amuse beaucoup Bernadette.
« Pour le père Joseph, ce n’était jamais ni assez beau, ni assez cher. C’était le genre de folie qu’il aimait faire. Moi aussi j’aimais ça, même si je m’inquiétais également pour la conférence. »
Eugène se souvient aussi de l’anecdote, et de ces souliers neufs qui n’ont rien arrangé à son mal de pieds. En tout cas, après cet événement, dans le Nord de la France, le mouvement « Science et Service », comme on disait alors, a désormais pignon sur rue.
Le réseau des amis et des familles était donc déjà bien tissé quand, quatre ans plus tard, Bernadette s’installe avec Geneviève Janvier, autre jeune volontaire avec qui elle va faire équipe.
« Avec Geneviève, dit Bernadette, à Lille comme à Roubaix, c’était pareil qu’avec Nadine à La Campa. Nous étions tous les jours ensemble. On s’est toujours bien entendues. Nous sommes toujours en lien d’ailleurs. »
Plus tard, alors que le père Joseph lui confiait sa préoccupation pour des équipes où les gens ne s’entendaient pas, elle lui fit remarquer que dans ses expériences avec les autres volontaires, elle avait toujours connu une bonne entente. Amusée, elle le voit encore rire, ironisant: « Évidemment, toi, tu fonçais tellement, tu ne t’en rendais même pas compte ! »
Cette remarque, loin d’être juste une boutade, révèle un pan de la personnalité de Bernadette. Non pas qu’elle s’entendît avec tout le monde. Mais, certaines perceptions négatives lui étaient étrangères. Ou bien « elle effaçait » comme elle dit, son regard restant focalisé sur un but, ce but étant d’abord le combat en cours, qui la mobilisait tout entière, tant dans ses actes, ses paroles, que ses insomnies.
Tous ceux qui l’ont connue se souviennent d’une mobilisation incroyable qui avait entraîné un monde fou dans la défense d’une famille rendue coupable à tort, devant la justice, de la misère sans fond où elle était tombée.
D’abord, c’était dans un journal qu’elle-même n’avait pas vu. C’est le père Joseph qui l’alerta. Dans la presse du matin, il avait lu que trois enfants d’une famille de Seclin, au sud de Lille, avaient été retirés à leurs parents, l’un d’eux ayant été mordu par un rat, un autre ayant un pied qui commençait à geler. L’hiver était rude. On disait même que le père commençait à brûler les planches de sa baraque pour tenter de se chauffer. À peine le téléphone raccroché, Bernadette entra en action.
« Aussitôt, je suis partie à leur recherche dans ce bourg dont le nom figurait dans l’article. La famille habitait tout au bout, au bord des champs. J’avais demandé mon chemin, on m’avait indiqué une maison, mais je n’y avais trouvé personne. Après les champs, il y avait un bois et j’ai tout de suite eu l’intuition que c’était là que les parents se cachaient. En effet, à la tombée de la nuit, c’est dans ce bois que je les ai trouvés, apeurés, transis. La femme attendait un enfant. Je leur ai dit que je connaissais beaucoup de familles comme eux, que j’étais une amie. »
En quelques heures, elle trouve des gens « introuvables » et, bien qu’ils soient traqués et apeurés, elle gagne leur confiance. Pour Bernadette, ce n’est là que de l’ordinaire.
« Nous sommes alors rentrés ensemble dans leur maison. Nous nous sommes assis, et ils m’ont raconté longuement ce qu’ils vivaient, le rejet du village tout entier, le fait que dans cette maison même son grand-père et son père à elle s’étaient pendus… Ce qui comptait plus que tout pour eux était de voir revenir leurs enfants, mais ils n’osaient pas aller les visiter à l’hôpital. »
« Pour rétablir tout ce qui avait été dit de mal sur eux dans la presse, je leur ai demandé s’ils voulaient bien qu’on passe un article dans La Voix du Nord en partant de ce qu’ils m’avaient dit. Ils étaient d’accord, à condition de ne plus être questionnés par des journalistes qui leur avaient tellement porté tort. Un ami reporter accepta de passer notre article à condition qu’on en prenne nous-mêmes la responsabilité. À partir de là, des réactions ont afflué, soit directement chez nous par courrier ou par téléphone, soit au journal qui nous transmettait. Certains lecteurs prenaient fait et cause pour les parents, alors que d’autres trouvaient scandaleux que l’on soutienne des gens pareils… »
Ce n’est pas fini. Depuis 1968, dans un sous-sol du quartier latin à Paris, Joseph Wresinski avait créé des soirées « dialogue avec le Quart Monde ». Profitant du réseau déjà fourni des groupes actifs dans la région, des rencontres semblables – baptisées depuis Universités populaires Quart Monde ou soirées Quart Monde – s’étaient créées à Lille, offrant un point d’appui pour tous les combats en cours, en particulier la défense de cette famille salie dans son malheur.
Bernadette poursuit: « À la soirée Quart Monde qui a suivi, nous avons décidé d’envoyer une lettre collective au maire, au préfet, aux organismes HLM, demandant qu’un logement soit affecté en urgence à cette famille, à Lille, pour pouvoir mieux la soutenir, demande signée par tous ceux qui étaient là. Le même soir, à Paris, ceux qui étaient rassemblés en Université populaire nous ont aussi envoyé un message, affirmant leur solidarité avec cette famille qui devenait symbole de toutes les autres confrontées au pire. Deux semaines plus tard, un logement leur était attribué au centre de Lille, pas loin de chez nous.
Chaque fois, aux soirées Quart Monde, à Lille comme à Paris, on donnait des nouvelles du combat pour cette famille et quand arriva le procès, les parents avaient reçu des lettres de soutien de partout en France, certaines s’adressant directement au juge. Le père Joseph et moi avons pu être entendus comme témoins. La salle était pleine d’amis, de familles qui manifestaient leur solidarité par leur présence silencieuse. Le juge a vraiment su dialoguer avec ces parents, voulant comprendre en profondeur ce qui avait pu les emmener à une telle extrémité.
Après leur relaxe, le père de famille m’a souvent répété : “Ah ! Si je vous avais connus avant !” Depuis, j’ai toujours pensé que les familles qui vivaient l’extrême avaient le droit de connaître notre mouvement. La maman m’avait dit qu’elle lisait beaucoup. Je lui avais offert La Gaffe de Dieu1 de Francine de La Gorce. Elle l’avait avalé, y retrouvant sa vie, comprenant mieux aussi ce qu’il y avait derrière nos manières d’être. »
Voilà comment – d’une de ces maisons de Moulins-Lille qui servait à la fois de local et d’habitation pour l’équipe, « avec deux chambres si humides que les murs y suintaient, trois petits feux qui ne voulaient pas prendre le matin » – on parvient, en sollicitant toutes les volontés disponibles, à ranimer une part d’humain dans toute une région.
*
« Apprendre des succès », c’est la dynamique à laquelle Jona Rosenfeld, professeur en travail social à l’université de Jérusalem et militant de la lutte contre la pauvreté, s’est employé toute sa vie. Pas étonnant que Bernadette et lui se soient toujours compris, avec un même sens de l’action, prenant appui sur ce qui réussit pour être à même de le transmettre, afin de le reproduire.
Pas étonnant non plus que Bernadette, à la dernière grande étape de sa vie active, à partir de 1987, soit devenue « coordinatrice » des actions d’un Mouvement désormais largement international, en lien avec les équipes de terrain, animant des dizaines de sessions, de séminaires, où s’élaboraient des programmes d’actions ancrés sur les aspirations des gens, que leurs ghettos soient d’Europe ou d’ailleurs.
Ses rappels, son questionnement, avaient la constance et la concision qui remettaient chacun devant l’essentiel de son engagement, refusant tout fatalisme, lui laissant toute liberté comme créateur de changement, veillant à ce que personne, jamais, ne reste seul face à la misère.
« On allait souvent voir les équipes, mais à la fin on leur laissait vraiment la liberté. On les aidait par exemple à faire une programmation en commençant par voir les forces et les faiblesses du secteur, de manière à en dégager les ambitions du possible. »
Pour résumer ses lignes d’action, Bernadette pose des infinitifs toujours ouverts, « sans fin, sans limites » comme le précise le dictionnaire Robert: « Jamais risquer de les faire douter. Jamais les mettre en cause. C’est très important parce que, si les gens donnent tout d’eux-mêmes et qu’ils doutent, ils ne peuvent pas rester. C’est toujours la question du sens.
Poser des questions, oui : Qu’est-ce que les familles, les enfants, les jeunes ont gagné en liberté, en responsabilité, en fraternité ? Grâce à qui, grâce à quoi ? Relever les réussites. Permettre des prises de conscience, par un dialogue vraiment constructif. […] J’appelais ça : faire éclater le quotidien. Moi, je ne serais pas restée si ça avait été uniquement l’action au quotidien parce que je me rendais bien compte que ça ne changerait rien. Et c’est parce que j’étais avec le père Joseph, dans cette formation aux enjeux, que je suis restée. »
Sa ligne de conduite est constante : « Rester très proche de chaque équipe, de chaque volontaire sur le terrain, pour qu’il puisse lui-même être très proche des familles. »
Alors qu’elle venait de quitter la responsabilité de ce qu’elle avait appelé « le bureau d’action », sur une carte postale envoyée à Brigitte Jaboureck et ceux qui avaient pris sa relève, elle a écrit ces quelques mots: « Sachez que j’ai pleine confiance en vous. » Et au recto de la carte, sous une peinture représentant un enfant regardant la terre au loin, elle a marqué : « À nous de la transformer en terre humaine. »
1 Francine de La Gorce, La Gaffe de Dieu, Paris, Éditions Sciences et service, 1978.