ATD Quart Monde a organisé le 14 juin à la Bibliothèque nationale de France à Paris une conférence intitulée « Dématérialiser sans déshumaniser ».
« Pour avoir un rendez-vous avec un conseiller, on est obligé de s’inscrire par internet, on attend des plombes. J’ai galéré pendant quatre à six mois pour avoir un rendez-vous que je n’ai pas obtenu. J’ai fini par laisser tomber. » C’est par ce témoignage de Sylvie Bessin qu’a commencé la table ronde « Dématérialiser sans déshumaniser », permettant à la centaine de participants de comprendre immédiatement l’enjeu de la dématérialisation dans les services publics.
Chacune et chacun, sur scène et dans la salle de la Bibliothèque nationale de France, a ensuite été amené à répondre à trois questions : « Quel impact cette dématérialisation a-t-elle sur les populations les plus pauvres ? Quels défis doit-elle relever pour garantir l’effectivité des droits pour toutes et tous ? Comment construire un équilibre entre dématérialisation et maintien d’une interaction humaine ? ».
« On est dans une impasse »
Le débat sur l’impact de la dématérialisation « n’est pas nouveau », comme l’a constaté Johan Theuret, directeur général adjoint de la Ville et de la Métropole de Rennes et cofondateur du club de réflexion Le sens du service public. « On ne peut pas dire qu’on méconnaît la situation. Le problème c’est que la dématérialisation ne cesse de s’accroître, elle continue à avoir des effets pervers. On constate que cette fracture numérique, ce sentiment d’exclusion, touchent de plus en plus de monde », a-t-il expliqué. Pour lui, « c’est une véritable trahison républicaine, ce qu’on est en train de faire. On a inventé un mythe comme quoi les services publics pouvaient continuer à fonctionner avec la dématérialisation. Toutes les enquêtes d’opinion montrent que ce n’est pas vrai. On est dans une impasse et à un moment il va falloir la traiter ».
Comme Sylvie Bessin, de nombreuses personnes finissent par abandonner en raison des obstacles rencontrés pour accéder à leurs droits. « Depuis deux ou trois ans, l’accès aux bourses a été dématérialisé. On a vu le taux de demandes de bourse s’écrouler », a ainsi constaté Marion Thivolet, directrice générale de PIMMS Médiation Lyon Métropole, qui rassemble les points labellisés France service sur la Métropole de Lyon. Elle a détaillé les impacts pour les personnes : « cela entraîne du non recours, de l’argent en moins tous les mois, beaucoup de stress pour les usagers, de l’angoisse, un manque de moyens pour la famille, des conséquences psychologiques avec une fragilité qui s’installe, beaucoup de culpabilité, la sensation de ne pas être autonome et un sentiment d’injustice qui s’installe. […] Le pire des impacts c’est le renoncement ».
Une situation qu’a également pu rencontrer Lætitia Ghanal, militante Quart Monde : « Les sites Internet sont très mal faits, on ne trouve jamais le bon onglet. Ils ne sont pas faits pour les bénéficiaires, ils sont trop compliqués. Le pire, c’est qu’on vous rend coupable. L’administration, qui doit rendre un service à l’ayant droit, te rend coupable parce que tu ne sais pas faire les démarches, envoyer les documents dans le bon format, parce que tu n’as pas d’ordinateur ou une imprimante chez toi… Ils font tout pour que ça devienne compliqué et que les gens s’en lassent et finissent par abandonner. Mais abandonner, c’est mourir », a-t-elle expliqué. Elle intervenait dans une vidéo, comme Joseph Grosos, également militant Quart Monde : « La maltraitance institutionnelle, c’est quand les ordinateurs remplacent les humains. Avec l’ordinateur, si on se trompe on est foutu ».
« Garder un esprit de service public »
Pourtant, la dématérialisation n’est pas forcément négative, a tenu à rappeler Patrice Leclerc, maire de Gennevilliers. C’est bien la manière dont elle est utilisée qui peut poser problème. « Le défi le plus important à relever est de garder un esprit de service public. Les robots n’ont pas un esprit de service public. Le service public, ce n’est pas simplement délivrer une prestation, c’est l’attention aux autres, aux humains, à l’individu, à la particularité. Si on applique des normes comme le font les algorithmes, ces normes ne sont pas adaptées à la spécificité de la personne », a-t-il expliqué. Pour lui, c’est donc la façon dont on forme les agents et dont on utilise la dématérialisation qui permet, ou non, d’améliorer l’accès aux droits. « Ce n’est pas forcément le papier ou le numérique qui compte, c’est le bouche-à-oreille, le facteur humain et la dynamique sociale qu’on est capable de créer », a-t-il précisé.
« On a retiré l’interface humaine, on a voulu dématérialiser des procédures complètement illisibles, dans lesquelles on n’avait jamais donné une place à l’usager. Évidemment, à la fin, ça ne marche pas », a abondé Johan Theuret. Il a cependant tenu à différencier les services publics qui n’ont pas tous dématérialisé les procédures de la même manière. « Il y a des services publics emblématiques où la dématérialisation a été réalisée pour faire des économies de personnel : la préfecture, Pôle emploi et la CAF. Ce sont les services publics où les usagers expriment le plus grand mécontentement sur la relation avec l’institution. C’est un choix politique », a-t-il détaillé. Le directeur général adjoint de la Métropole de Rennes a ainsi appelé les participants à ne pas répéter inlassablement que les services publics ne fonctionnent pas. « D’autres lorgnent et disent que s’ils ne fonctionnent pas, on n’a qu’à privatiser et cela fonctionnera mieux. Les grands groupes sont prêts à le faire », a-t-il pointé, en insistant sur les désavantages que comporterait une telle solution pour les usagers.
« Créer des espaces où les gens se rencontrent »
L’ensemble des participants a donc insisté sur la nécessité pour les services publics de travailler ensemble, mais surtout avec les usagers. C’est ce que souhaite faire notamment le conseil départemental de la Gironde, comme l’a expliqué Marie-Claude Agullana, vice-présidente chargée du numérique, de l’accès aux droits et des services publics de proximité. « Il faut que l’on cesse de travailler en silo. On a cette mauvaise habitude de garder chacun les personnes que l’on suit, mais on a besoin de travailler tous ensemble. C’est là où les Maisons France services peuvent être importantes, pour permettre aux personnes qui doivent remplir un dossier, de ne le faire qu’une seule fois ». Elle a également invité les acteurs institutionnels à « simplifier le jargon administratif », en utilisant notamment les règles du Falc (Facile à lire et à comprendre).
Marion Thivollet a cependant tenu à rappeler que les Maisons France services sont composées de « conseillers qui ne sont pas issus des institutions, mais recrutés par les départements ou des associations et formés par tous les opérateurs pour délivrer un accueil de premier niveau. On est généraliste de tout et spécialiste de rien, mais on arrive à satisfaire la majeure partie des demandes ».
Deux « grands témoins » ont fait la synthèse des échanges : Isabelle Doresse, vice-présidente d’ATD Quart Monde et Eric Pélisson, commissaire à la prévention et à la lutte contre la pauvreté auprès du préfet de la région Occitanie. Pour ce dernier, certaines solutions sont « à notre portée ». Il a notamment préconisé de créer « des espaces où les gens se rencontrent, notamment en permettant aux Maisons France service, aux espaces de Premier accueil social inconditionnel de proximité et aux Conseils départementaux d’accès aux droits de travailler dans un même lieu ensemble ». Il a également partagé son « rêve que le gouvernement fasse en sorte que tous les sites Internet institutionnels se présentent de la même façon pour pouvoir se repérer facilement ».
Isabelle Doresse, également co-autrice du rapport du Conseil économique, social et environnemental sur l’effectivité de l’accès aux droits, a quant à elle tenu à rappeler qu’« accéder à ses droits fondamentaux c’est vraiment pouvoir être un citoyen à part entière, exercer sa citoyenneté sociale et c’est cela qui est majeur ». Pour conclure, elle a ainsi rappelé la nécessité de « dimensionner les services publics, non pas en raison des moyens budgétaires disponibles, mais bien en fonction des besoins et aspirations des personnes ».
Retrouvez la vidéo de la table ronde sur la chaîne Youtube d’ATD Quart Monde :
Photo : Table ronde à la Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand, le samedi 14 juin 2025, animée par Jacqueline Doneddu, alliée d’ATD Quart Monde. © ATD Quart Monde