Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’Homme, Olivier De Schutter est chargé par l’ONU de faire des recommandations aux gouvernements sur les moyens de réaliser l’éradication de la pauvreté. Il invite chacun à “faire vivre au quotidien” les droits humains, pour éviter qu’ils ne soient “sacrifiés”.
La Déclaration universelle des droits de l’Homme a été adoptée il y a 75 ans. Que signifie pour vous cet anniversaire ?
Les droits humains sont à la fois des normes juridiques inscrites dans des traités internationaux et dans des législations nationales et une sorte d’idéal à poursuivre, en partie utopique, parce qu’on n’a jamais fini de les réaliser. Ils risquent d’être de plus en plus sacrifiés, marginalisés, si on ne se donne pas pour objectif de les faire vivre au quotidien. Les invoquer et les célébrer, c’est une manière de permettre qu’ils soient réalisés.
C’est frappant de voir que certains textes, comme les principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits humains, adoptés par le Conseil des droits de l’homme en septembre 2012, ont été largement ignorés des gouvernements, parce qu’on ne les a pas suffisamment invoqués depuis dix ans. Si on n’en parle pas, si on ne cherche pas à les revitaliser, les droits risquent de demeurer lettre morte. C’est donc à chacun et chacune, à l’école, à l’université, dans les entreprises et évidemment dans les organes politiques, de s’en faire le gardien et la gardienne et d’être vigilant.
En quoi la pauvreté constitue-t-elle, selon vous, une violation des droits humains ?
La pauvreté est d’abord un obstacle à la jouissance d’un certain nombre de droits. L’effectivité de ces droits suppose que l’on ait accès à certains moyens.
Mais il y a également un autre aspect : la lutte contre la pauvreté a trop souvent été vue comme une sorte de politique charitable de la part de l’État, plutôt que comme une obligation due par l’État aux personnes qui ne parviennent pas à exercer leurs droits en raison de la faiblesse de leurs revenus. Cela stigmatise et débouche sur l’idée que les personnes qui bénéficient par exemple du RSA ou d’aides au logement sont en dette vis-à-vis de la société et devraient exprimer leur gratitude. C’est aussi contre ce paternalisme que les droits humains doivent être invoqués. La manière de lutter contre la pauvreté peut donc également être une violation des droits humains et ce point est souvent moins perçu.
Dans une tribune publiée en juin dernier dans le journal Le Monde, vous avez dénoncé la “criminalisation des pauvres” en France, notamment dans le cadre de la loi visant à protéger les logements contre l’occupation illicite. Qu’entendez-vous par là ?
Il y a une tendance, perçue nettement aux États-Unis, de retrait de l’État social face à une progression de l’État pénal. Au lieu de soutenir les personnes en situation de pauvreté, certains gouvernements ont opté pour une approche répressive, en criminalisant par exemple la mendicité ou le fait d’occuper des logements inoccupés. C’est une tendance dont il faut se méfier. J’ai l’impression qu’il y a une certaine droitisation de l’opinion publique et une forme de populisme, qui risquent de rendre ces solutions désirables aux yeux de certains politiques. C’est extrêmement problématiques du point de vue des droits humains. Nous devons être vigilants face au risque d’une criminalisation de la pauvreté lorsque l’État, au lieu d’aider comme il le doit, a un réflexe pénal.
Vous avez également dénoncé la “pauvrophobie” dans un rapport publié en novembre 2022. Avez-vous le sentiment d’avoir été entendu par les gouvernements ?
Je tente aujourd’hui de convaincre les gouvernements de traiter la pauvrophobie avec la même attention que l’on traite le racisme, l’homophobie ou le sexisme. Ce phénomène est bien réel et il ne faut pas le sous-estimer. On le voit dans l’étude sur les dimensions de la pauvreté publiée par ATD Quart Monde et l’université d’Oxford. Les personnes en situation de pauvreté décrivent bien le sentiment d’humiliation, de mépris, d’abus qu’elles ont ressenti face à des administrations, des propriétaires, des employeurs…
Dans les textes de loi figure en général l’interdiction de discriminer sur la base de l’origine sociale ou de la fortune. La France a par exemple ajouté en 2016 l’abus de vulnérabilité économique dans les critères de discrimination. Il faut que les juges s’emparent de cela et que davantage de personnes soient incitées à porter plainte. C’est un outil de lutte contre la pauvreté qui me paraît sous-estimé, mais une prise de conscience commence à s’opérer.
Quels sont, selon vous, les défis pour l’avenir en matière de droits humains ?
Le défi principal concerne le cadrage de la lutte contre la pauvreté. Très souvent, le fait de lutter contre la pauvreté est perçu comme une sorte de devoir moral, ou éventuellement une obligation juridique, seulement dans l’intérêt des ménages les plus pauvres. En fait, c’est dans l’intérêt de la société toute entière. Même les groupes les plus aisés de la société ont un intérêt à ce qu’on lutte contre la fragmentation du tissu social. Les inégalités minent le vivre ensemble et se font au final au détriment de la société toute entière.
Nous avons tous intérêt à lutter contre les écarts de richesse trop importants. Ceci doit nous conduire à voir la sécurité sociale, le droit au logement, les soins de santé, etc. comme des investissements et non pas seulement comme des coûts budgétaires. Il est nécessaire de sortir d’une logique comptable de court terme, pour voir l’investissement social comme le meilleur investissement que l’on puisse faire. Propos recueillis par Julie Clair-Robelet
Cette interview est extraite du Journal d’ATD Quart Monde de décembre 2023.
Photo : © Olivier De Schutter