Le Conseil national de l’alimentation a adopté le 19 octobre un avis sur la prévention et la lutte contre la précarité alimentaire. Une vingtaine de membres d’ATD Quart Monde se sont mobilisés pour faire entendre la voix des personnes en situation de pauvreté dans cet avis.
“C’était important pour moi de participer à ce travail. En tant que citoyenne, je veux que tous les gens aient une vie meilleure. Mais je ne sais pas si nos paroles ont été entendues, parce qu’au niveau alimentaire, c’est une vraie catastrophe en ce moment pour les gens qui ont du mal à joindre les deux bouts“, affirme Christelle Cambier, militante Quart Monde de Rennes. Elle a contribué à la réflexion menée par ATD Quart Monde ces derniers mois sur la lutte contre la précarité alimentaire.
Dans le cadre de l’élaboration d’un avis du Conseil national de l’alimentation, des groupes de travail se sont constitués au sein du Mouvement avec des membres des réseaux Wresinski Santé et Écologie et grande pauvreté. Ils ont notamment contribué à sélectionner douze recommandations prioritaires, parmi les 90 émises par le Conseil national de l’alimentation.
Plusieurs recommandations portées par ATD Quart Monde ont ainsi été reprises dans l’avis adopté, comme celle “d’associer des citoyens et citoyennes, notamment des personnes en situation de précarité, dans leur diversité, à l’élaboration et à la validation des politiques de prévention et de lutte contre la précarité, à toutes les échelles de territoires”.
Dépendre des autres pour se nourrir
Micheline Adobati, militante Quart Monde de Nancy, est pourtant “mitigée” sur le texte adopté le 19 octobre. “L’avis parle beaucoup de l’aide alimentaire, de la façon de l’améliorer. Mais personne ne s’interroge sur la manière de sortir de l’aide alimentaire”, souligne-t-elle, même si ce thème ne représente qu’une des quatre sous-parties de l’avis. L’ensemble des militants Quart Monde interrogés pointent en effet l’aspect “dévalorisant” de l’aide alimentaire telle qu’elle est organisée aujourd’hui. “Cela peut aider, dans l’urgence, le temps de se relever. Mais souvent cela enfonce les pauvres. Il n’y a pas de respect des personnes, pas de choix. Pour en bénéficier, il faut donner les justificatifs de ressources, les relevés de dépenses mensuelles, tout cela pour voir ce que tu fais de ton argent. J’ai déjà vu des personnes se faire refuser des bons d’alimentation parce qu’ils avaient acheté un bouquin. On ne devrait pas dépendre des autres pour se nourrir”, constate Micheline Adobati. “Ça met une étiquette sur les gens : ‘regarde celle-là, elle ne peut pas se payer à manger’. Il ne faut pas faire ça aux gens, c’est humiliant”, ajoute Christelle Cambier.
L’inscription du “droit à l’alimentation” dans le droit français, préconisée par le Conseil national de l’alimentation, fait également débat. “Dans un pays comme la France, être obligé de dire qu’il y a un droit à l’alimentation, pour moi, c’est une honte. Cela devrait être systématique. On voit bien que le droit au logement ne marche pas et n’est qu’un pansement sur une énorme blessure, alors pourquoi le droit à l’alimentation marcherait ?”, s’interroge Micheline Adobati. Fatiha Ayad, militante Quart Monde de Lutterbach, se pose également cette question : “Logiquement, ce droit est déjà inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme : ‘tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne’. Si on n’a pas un toit et pas de quoi manger, on n’a pas de vie. Mais ce n’est pas respecté”.
Les solutions face à la précarité alimentaire
Face à la forte hausse des prix de certains produits alimentaires, les membres d’ATD Quart Monde attendent aujourd’hui des propositions concrètes pour lutter contre la précarité alimentaire. Ils démontrent que les solutions ne manquent pas. Micheline Adobati participe ainsi à l’association Emplettes et cagettes, créée en 2019 pour proposer des achats groupés de produits locaux et de qualité, accessibles à tous. Patricia Viardot, militante Quart Monde de Dijon, est quant à elle membre d’un jardin partagé “pour être actrice de son alimentation”.
Pour Christelle Cambier, c’est avant tout “la débrouille” qui lui permet de se nourrir sainement. Elle cite notamment les ventes de fruits et légumes à moitié prix, à la fin des marchés, ou les applications sur lesquelles les commerçants proposent leurs produits invendus à des prix intéressants. “Cela évite le gaspillage, mais c’est malheureusement réservé aux personnes qui ont un smartphone et peuvent payer avec une carte bleue, c’est dommage”, précise-t-elle. Fatiha Ayad a pour sa part une devise : “préférez la qualité à la quantité”. Elle lit scrupuleusement les étiquettes des aliments et est “horrifiée” de la composition de certains produits. “Ce qui est moins cher est trop souvent moins bon pour la santé. Ce n’est pas normal. Aujourd’hui, c’est à nous de regarder ce que nous mangeons, avant peut-être que quelqu’un agisse sur la qualité des produits, mais on peut attendre…”, dit-elle, sceptique.
Tous souhaitent désormais que le gouvernement s’empare des propositions du Conseil national de l’alimentation et “engage de réelles politiques de l’alimentation s’attaquant à la précarité par une approche systémique”, comme l’ont demandé ATD Quart Monde et six autres organisations, dont le Réseau Action Climat, dans un communiqué publié le 25 octobre.
La précarité alimentaire ne peut être décorrélée des autres précarités
Modératrice du groupe de concertation du Conseil national de l’alimentation et alliée d’ATD Quart Monde pendant plusieurs années, Magali Ramel détaille les enjeux de l’avis “Prévenir et lutter contre la précarité alimentaire”.
Sur quoi l’avis du Conseil national de l’alimentation se base-t-il ?
Le Conseil national de l’alimentation n’était jamais allé aussi loin dans le processus de participation citoyenne. Ainsi, 67 débats ont été organisés de mi-janvier à mi-mars 2022 et un panel citoyen, composé pour moitié de personnes en situation de précarité alimentaire, a produit 24 recommandations. L’enjeu de la participation des personnes en situation de précarité apparaît d’ailleurs fortement dans les recommandations finales.
Le Conseil national de l’alimentation avait rendu un avis en 2012 qui préconisait d’améliorer la connaissance des personnes en situation d’insécurité alimentaire. Dix ans plus tard, il constate toujours que “la précarité alimentaire est mal connue”. Rien n’a donc changé en dix ans ?
Des études ont été menées par les ministères des Solidarités, mais il est vrai que, jusque-là, le sujet n’était pas forcément bien identifié. Il avait tendance à être un peu oublié, comme si la faim n’était pas un problème chez nous, alors que la France et l’Europe sont très proactifs pour la lutte contre la faim dans le monde. La crise du Covid a eu un effet sur la prise en compte de cette question. La marge de progression est encore assez importante, mais le sujet émerge davantage et tout le monde se confronte à l’absence de données précises.
L’avis évoque à plusieurs reprises la précarité alimentaire comme “un problème multidimensionnel”, pouvez-vous nous expliquer cela?
L’approche classique de l’insécurité alimentaire se base principalement sur l’aspect nutritionnel. En réalité, il faut aussi voir son impact sur la place de l’individu dans la société, sur l’estime de soi, sur les dispositifs d’accès à la nourriture, sur le respect ou non de la culture alimentaire, sur le lien parents-enfants… Elle ne peut pas non plus être décorrélée des autres précarités. On ne va pas pouvoir bien se nourrir si le logement ne permet pas de faire la cuisine, ou si on n’a pas de logement, si on ne peut pas payer les factures d’énergie… Il est nécessaire de lier l’ensemble des précarités pour penser les solutions.
Que changerait la reconnaissance d’un droit à l’alimentation, préconisée par le Conseil national de l’alimentation ?
Cela permettrait de changer radicalement de regard sur la précarité alimentaire en s’attaquant aux causes des inégalités d’accès à l’alimentation et non plus aux comportements alimentaires individuels. Cela pousserait à s’intéresser à l’organisation de l’ensemble du système alimentaire, la production, la distribution, les prix… Aujourd’hui, on fait peser sur les individus des contraintes beaucoup plus fortes que celles qui pèsent sur l’offre. L’enjeu est de faire évoluer la qualité des produits qui ne répond en rien aux injonctions pesant sur les comportements alimentaires des personnes, à qui on reproche ensuite de « mal » manger. L’approche par les droits va au-delà des individus en touchant à ce qui se noue dans l’organisation sociale et politique.
Que va maintenant devenir le rapport du Conseil national de l’alimentation ?
Il a été remis au gouvernement, mais c’est désormais à tous les acteurs de la société civile de s’en saisir. Le rapport pose de vrais enjeux et des changements de perspective qui aideront à aller plus loin sur ces sujets, mais il y a encore du travail.
Des réflexions autour de la sécurité sociale de l’alimentation
Le Conseil national de l’alimentation préconise d’expérimenter la mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation. Sébastien Cheruy, ingénieur et membre du réseau Wresinski Écologie et grande pauvreté d’ATD Quart Monde, explique en quoi consisterait ce dispositif.
Le projet ne fait pas l’unanimité auprès des contributeurs à l’avis du Conseil national de l’alimentation. Il fait cependant partie des préconisations adoptées. “L’idée est de donner accès à tout le monde à une alimentation de qualité et choisie. Le principe est d’avoir une carte sur laquelle chacun aurait 150 euros. Il serait alors possible de dépenser ce montant pour des produits alimentaires conventionnés par une caisse locale gérées démocratiquement au niveau local”, détaille Sébastien Cheruy.
Chaque caisse déciderait ainsi quels producteurs et quels produits seront conventionnés dans la commune. Le financement du projet se ferait à partir d’une cotisation sociale basée sur la valeur ajoutée produite par l’activité économique, un point qui reste encore en discussion.
Dignité et inclusion
“La sécurité sociale de l’alimentation met en avant la dignité des personnes, en laissant le choix à chacun d’acheter les produits qu’il souhaite, dans le cadre du conventionnement. Les caisses d’alimentation doivent en outre permettre d’inclure chacun dans la vie politique à l’échelle locale”, précise Sébastien Cheruy.
Des expérimentations sont actuellement menées, mais cette transformation profonde du système de l’alimentation est encore en réflexion. Comment sa mise en œuvre peut-elle permettre de lutter contre la pauvreté dans sa globalité ? Ne faut-il pas avant tout instaurer des revenus décents pour tous au centre de toute politique d’alimentation saine ? De nombreuses questions restent en suspens et ATD Quart Monde va poursuivre les débats dans les prochains mois avec l’ensemble des acteurs concernés.
Plus d’informations : securite-sociale-alimentation.org
Ce dossier est extrait du Journal d’ATD Quart Monde de décembre 2022.
Photos : Préparation des repas lors de la Rencontre des engagements d’ATD Quart Monde, en juillet 2021. © François Phliponeau, ATD Quart Monde / Magali Ramel, en mars 2019. © Carmen Martos, ATD Quart Monde / Les petits plaisirs de l’alimentation, à la maison de vacances familiales de La Bise. © Sylvain Lestien ATD Quart Monde