L’historienne Axelle Brodiez-Dolino remet en perspective la maltraitance institutionnelle d’un point de vue historique et s’interroge sur le modèle social à mettre en place pour « lutter vraiment contre la pauvreté et non contre les pauvres ».
Spécialiste de l’histoire de la pauvreté du 19e siècle à nos jours, Axelle Brodiez-Dolino a eu pour mission de conclure la table ronde organisée le 19 septembre dernier suite à la présentation du rapport d’ATD Quart Monde, Stop à la maltraitance institutionnelle : agissons ensemble. Si elle constate, depuis les années 2000, « un regard de plus en plus dur sur les personnes en difficulté », elle dresse un panorama beaucoup plus large de la maltraitance institutionnelle, qui a « toujours été le lot des pauvres ». Ainsi, depuis la fin du Moyen Âge, « on n’arrête pas de maltraiter les pauvres », explique-t-elle, citant quelques exemples extrêmes de cette maltraitance : « on les clouait au pilori, on les envoyait aux galères, on les marquait au fer rouge, on les pendait, on les enfermait, on les mettait au travail forcé ».
De la répression à l’assistance humiliante
Après « des siècles de répression », le système a évolué à partir du 19e siècle vers « l’assistance » aux personnes en difficulté. La maltraitance institutionnelle n’a cependant pas cessé à ce moment-là, bien au contraire. Axelle Brodiez-Dolino décrit « le regard extrêmement suspicieux » qui se développe alors, mais aussi les contrôles qui s’exercent sur « les bons pauvres » à qui des droits étaient accordés, « les vieillards, les infirmes, les incurables, ceux qui, d’évidence, ne pouvaient pas travailler ».
À cette époque, « non seulement on ne donnait pas de l’argent, on donnait des bons, mais en plus ces bons de pains, de viande, de charbon, on les faisait rouges ou verts, pour que ce soit une humiliation supplémentaire pour les gens qui allaient les donner chez les commerçants », souligne-t-elle. Cela fait donc des siècles que « le système est pensé pour venir en aide aux pauvres mais surtout pas à tous, sous certaines conditions, et surtout en le leur faisant payer particulièrement durement, par l’humiliation », détaille-t-elle.
L’historienne s’est notamment plongée dans les archives d’ATD Quart Monde des années 1950, lors de la naissance du Mouvement au sein du bidonville de Noisy-le-Grand. « Quand on regarde les courriers échangés avec la mairie, on voit que la population est qualifiée de ‘déchets’, et le camp de ‘dépotoir’. Les travailleurs sociaux de la mairie disent que les gens qui viennent demander de l’aide sont là ‘pour croître et proliférer au détriment de la société et non pour son profit’, ‘pour aller abuser des prestations de sécurité sociale, d’assistance’… Quand on lit ces archives, on peut imaginer combien l’accueil au guichet ne devait pas être très tendre et très facile, et comment il n’y avait pas de volonté de lutter contre la pauvreté », en tous cas pas celle du bidonville, dénonce-t-elle.
Un système de non-droit
Des évolutions positives ont eu lieu, avec notamment la mise en place du RMI (Revenu minimum d’insertion) en 1988, sous l’impulsion notamment d’ATD Quart Monde. Mais cette « trajectoire progressiste de l’État social s’est complètement enrayée » ces dernières années, affirme Axelle Brodiez-Dolino.
Cette violence à l’égard des plus pauvres n’est, la plupart du temps, pas délibérée de la part des travailleurs sociaux, remarque-t-elle. Hier comme aujourd’hui, ils se retrouvent « prisonniers d’un système où il faut des papiers et les pauvres n’ont jamais les bons papiers, parce qu’ils sont dans des bidonvilles, parce qu’ils déménagent, parce qu’ils ne gardent pas les papiers, parce qu’ils ne se rendent pas compte de ce qu’il faut, parce que la situation change tout le temps… Dans ce système, si vous n’avez pas le papier X, vous ne pouvez pas avoir les prestations sociales, qui elles-mêmes conditionnent la cantine, le logement… Donc, pour un extrait de naissance qui manque, parce qu’il est au bout du monde, c’est tout un système de droit, et plutôt de non-droit, qui se déroule », détaille-t-elle.
Réfléchir au modèle de société
Axelle Brodiez-Dolino partage donc le constat fait par ATD Quart Monde sur l’existence d’un « paradoxe » : les institutions censées aider les personnes en difficulté, les enfoncent au contraire trop souvent encore plus dans la pauvreté. Pour elle, il est urgent de « s’interroger sur toutes les injonctions contradictoires » dans lesquelles on construit notre système de lutte contre la pauvreté. « On leur demande de s’insérer par le travail, alors que le travail manque. On leur demande de s’intégrer socialement, alors qu’en fait on ne fait que produire des politiques de rejet. On leur demande d’être mobiles, alors que les territoires sont enclavés. On leur demande d’être autonomes, alors qu’en fait les leviers de cette autonomie leur sont constamment refusés », égrène-t-elle.
Face aux évolutions historiques du modèle social français, Axelle Brodiez-Dolino invite chacune et chacun à réfléchir au modèle social de demain : « Est ce qu’on veut une société qui empêche les pauvres de sortir de la pauvreté, qui parsème leur parcours d’embûches et donc qui lutte contre les pauvres ? Ou est-ce qu’on veut une société qui travaille à l’égalité en droit, à l’égalité en dignité des citoyens, et qui lutte vraiment contre la pauvreté ? ».
Photo : Axelle Brodiez-Dolino