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Antoine des Gommiers

Antoine des Gommiers

Les instants de vie de deux frères, l'un infirme aimant la littérature et l'histoire, l'autre réaliste et magouilleur, tous deux habitant un corridor dans un quartier pauvre de Port-au-Prince.
"La vie, […] si tu peux l'inventer en rêve tu pourras peut-être un jour l'inventer en vrai".

Quel peut être pour eux le souvenir ou l’espérance d’une autre vie ? Un ancêtre supposé, Antoine des Gommiers, mi-devin, mi-charlatan, mi-sorcier, mi-« vieux beau », mais révéré parce que leur mère, Antoinette, affirmait être sa descendante !

Antoinette  n’est plus là, elle qui dépensait le peu qu’elle avait à jouer à la « borlette », la loterie populaire. « Il ne nous reste plus que nous ». Franky qui passe ses journées, dans sa chaise à roulettes, à ressasser, écrire et recopier les dires et les prévisions de l’ancêtre supposé, avec circonlocutions, hyperboles, figures de style… et moi,  Ti Tony, l’inculte, le terre-à-terre qui s’active pour faire vivre la fratrie et qui recevait des baffes de notre mère  quand Franky son préféré avait des difficultés…

La trame de ce « roman », plutôt de cette chronique de vie, se développe suivant deux formes, par l’alternance de deux ou trois pages au style différent :
-l’une, littéraire, reproduite en italiques, relate l’histoire de l’homme des Gommiers, le devin respecté par des générations d’Haïtiens, celui dont on dit qu’il a tout vu venir, ainsi que celle de tout un peuple qui l’a magnifié ;
– l’autre, décrite par Ti Tony, au parler plus cru, – « Moi je n’avais que les mots courants du corridor et j’ai appris à ne pas confondre les êtres et leurs légendes. Je dois d’abord m’occuper du réel, être dans le faire,… faire face, faire avec…, quitte à savoir magouiller dans ce monde où la survie dépend du talent pour se démerder ».

Si on éprouve de l’attachement à la lecture de ces récits, c’est à cause de la spontanéité de l’expression de tout un peuple : rêveurs, mafieux, ceux qui ont l’apparence de la bonté, (« l’apparence de la bonté c’est un piège que te tend la ruse »), les naïfs de la bonté, les putes, les humbles, les soumis, les solitaires, les gens de la Cité… Tout ce monde vit dans des îlots de misère où, lorsque tu quittes l’un pour un autre qui n’est pas le tien, tu te découvres étranger.. « Les gens de la Cité, même si tu n’as rien, si tu viens d’ailleurs, ils considèrent que ce n’est pas le même rien ».

TI Tony, dans l’un des derniers récits, accompagné de Pépé le chef de gang et de son acolyte expert en basses œuvres, se rend chez le président de la Société d’Histoire pour lui demander de faire éditer ce que Franky a compilé pendant des années sur  l’existence d’Antoine des Gommiers et la vénération de tout un peuple.  » C’est un peu de recherches au service d’une fable  » a dit le Président. Ti Tony de répondre :  » Il  y a des fois où tout ce qu’on nous laisse, à nous, les gens du corridor, c’est une fable… ». « Franky, il vit avec les morts et les figures de style […] Mais il arrive à mettre dans la bouche des gens les mots qu’ils auraient dû dire s’ils avaient appris à parler ».

Ce qu’on peut dire aussi de l’écriture de Lyonel Trouillot !

Jean-Pierre Touchard

Actes Sud – 2021 – 207 p.

Sur Haïti, aux Editions Quart Monde : Ravine l’Espérance, disponible également en livre audio