Le manque d’informations, la complexité des démarches ou encore la peur d’être stigmatisé sont des obstacles, parfois infranchissables, pour accéder à ses droits. Des initiatives sont menées, comme Territoires zéro non-recours, pour améliorer l’effectivité des droits sociaux en France. Mais l’évolution des pratiques prend du temps.
Chaque fois qu’elle entend le terme « non-recours », Aquilina Ferreira a envie de se mettre en colère. « On ne parle pas d’une aide que nous allons quémander, mais de droits que nous avons. Ce mot laisse penser que c’est de la faute des gens s’ils ne demandent pas leurs droits, alors que leur obtention devrait être plus automatique et ne pas faire l’objet d’autant d’obstacles », explique la militante Quart Monde de Nancy. Elle qui assure depuis des années dans son quartier des permanences d’accès aux droits voit bien les nombreux freins empêchant les personnes d’y accéder facilement. « Cette semaine encore, un voisin m’a appelée car il est allocataire du RSA (Revenu de solidarité active), mais n’a pas la CMU-C (couverture maladie universelle complémentaire). Cela doit pourtant s’enclencher automatiquement, mais c’est un loupé. Encore un… », dit-elle en soupirant.
Aquilina Ferreira constate par ailleurs que « les gens ont peur d’aller dans les services sociaux. Ils demandent une fois ou deux, mais ils se font mal recevoir, ou alors il faut qu’ils reviennent 50 fois pour apporter des papiers. Face à cet accueil, ils n’y retournent plus ». Elle note cependant quelques évolutions positives ces dernières années. « À la Sécurité sociale, les choses vont aujourd’hui un peu plus vite qu’avant. On peut faire des demandes sur internet, même si tout le monde n’y a pas accès. Ils n’ont pas tous tout faux », s’exclame-t-elle.
Faire évoluer les pratiques professionnelles
Depuis que le groupe local d’ATD Quart Monde a été sollicité par le conseil départemental de Meurthe-et-Moselle pour contribuer à l’expérimentation Territoires zéro non-recours, elle espère que l’accès aux droits va s’améliorer. Le département est en effet l’un des 39 territoires retenus à l’échelle nationale pour mener, pendant trois ans, cette expérience visant à repérer sur le terrain les personnes qui ne font pas appel ou ne parviennent pas à accéder à leurs droits. Il a lancé officiellement ce projet le 26 septembre 2023. Parmi les premiers pas symboliques, le conseil départemental a décidé d’écouter Aquilina Ferreira, ainsi que les autres militants Quart Monde et les habitants, pour changer le nom de l’expérimentation, désormais intitulée « Avec vous pour vos droits ».
L’une des priorités de ce projet pour la Meurthe-et-Moselle est de « faire évoluer les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux », explique Ambre Mutelet, chargée de mission « accès aux droits » au conseil départemental. Il s’agit de permettre aux professionnels du secteur social du département, mais aussi à leurs partenaires, « d’aller au plus proche des habitants », poursuit-elle. Des formations sont ainsi proposées pour « développer l’aller-vers sur les lieux de vie, avec les bons outils et le bon accompagnement », détaille la chargée de mission.
Écouter les « experts du vécu »
Depuis le début de la réflexion du projet, en 2022, « ATD Quart Monde a mis en avant la parole des militants Quart Monde et, plus généralement, des personnes qui sont les expertes du vécu et expriment ce qu’elles vivent et ressentent », souligne Rollande Laureau-Laplace, alliée du Mouvement. Des formations en Croisement des savoirs et des pratiques, avec des travailleurs sociaux et des militants Quart Monde, ont été mises en place, afin de réfléchir ensemble aux solutions contre le non-recours. Les échanges n’ont pas toujours été simples. « Nous avons compris que le temps politique n’est pas le temps des associations. Dès que le projet a été accepté, il fallait aller vite. Nous avons dû réajuster, tirer des leçons à chaque fois pour avancer », ajoute-t-elle.
En travaillant ensemble, les personnes en situation de pauvreté et les professionnels se sont rendus compte que les mêmes mots n’avaient pas la même portée pour toutes et tous. Ainsi, pour les premières, la simple question « pourquoi ? » peut poser problème. « Arrêtez de nous demander pourquoi nous ne sommes pas venus au rendez-vous précédent. Cela bloque les gens. Ils se sentent obligés de se justifier », explique Aquilina Ferreira. « Peut-être qu’au lieu de venir voir l’assistante sociale, qui n’a pas toujours de réponse à apporter, ils sont allés aux Restos du cœur, car c’était plus urgent pour eux d’avoir à manger dans leur assiette, même si ce n’est pas l’idéal », précise-t-elle. À la place du « pourquoi », les personnes en situation de pauvreté ont recommandé aux travailleurs sociaux de demander plutôt : « vous n’avez pas pu venir la dernière fois, qu’est-ce qui vous en a empêché ? Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? ».
L’importance de la confiance
Sur le terrain, l’expérimentation a d’abord été mise en place au sein du quartier Jéricho, à l’Est de Nancy, sur le marché solidaire de Lortie. Des permanences ont été ouvertes le mercredi matin, un travail a été mené avec les médiateurs en bas des immeubles et avec des groupes de personnes âgées. « Ces expériences fonctionnent, il y a des résultats, des personnes ont connu des ouvertures de droits. Mais est-ce qu’elles vont vraiment vers les plus invisibles ? Les personnes en situation de pauvreté viennent-elles réellement sur ce marché pour rencontrer les assistantes sociales ? », s’interroge Sylvie Goosens, alliée d’ATD Quart Monde.
Pour co-construire l’expérimentation, le conseil départemental a bien intégré des associations et des membres du conseil consultatif, une instance de dialogue ouverte à des allocataires du RSA et consultée sur les politiques mises en place. Mais ces personnes n’habitent pas forcément le quartier concerné par le projet. « Il faut nécessairement que les habitants soient impliqués pour permettre de faire le lien avec les travailleurs sociaux. Il faut aller dans les parcs, à la sortie des écoles… », estime-t-elle, pour l’instant un peu frustrée par la manière dont se développe l’expérimentation. « Nous voyons dans ce projet que la notion de confiance est très importante pour aller vers les publics les plus en difficulté. Le travailleur social n’est pas forcément la personne la plus légitime, parce qu’il peut exister un rejet des institutions. Il est indispensable de passer par des intermédiaires, des habitants du quartier, des pairs », ajoute Rollande Laureau-Laplace.
Le conseil départemental de Meurthe-et-Moselle dresse cependant un premier bilan positif. « Ces pratiques se diffusent dans les équipes. Tous les partenaires travaillent mieux ensemble au niveau micro-local, parce qu’ils se connaissent. Les relations interprofessionnelles sont facilitées, ce qui rend plus simple l’étude des dossiers des allocataires. On sème des graines, mais l’évolution des pratiques professionnelles se fait sur du temps long », constate Ambre Mutelet. Les membres du Mouvement qui participent aujourd’hui à l’expérimentation constatent eux aussi des avancées, mais aimeraient des changements plus significatifs. « ATD Quart Monde est parfois la petite voix discordante, celle qui fait revenir sur les fondamentaux du projet. On ne sait pas forcément comment aller toucher celles et ceux qui sont les plus éloignés de leurs droits. Si nous avions une solution miracle, cela se saurait. Mais nous pensons qu’il faut tenter de nouvelles choses et c’est à cela que doit parvenir l’expérimentation », conclut Rollande Laureau-Laplace.
Les Centres communaux d’action sociale, des « lieux d’accueil, d’informations et d’accès aux droits »
Pour lutter contre le non-accès aux droits, les Centres communaux d’action sociale sont souvent en première ligne. Regroupés au sein de l’Union nationale des centres communaux d’action sociale, ils s’attachent notamment à « maintenir les accueils de proximité ».
La lutte contre le non-accès aux droits, contre l’isolement des personnes, contre le sentiment de défiance vis-à-vis des institutions passe par « des espaces de dialogue et de partage ». Pour Hélène-Sophie Mesnage, déléguée générale adjointe de l’Unccas, il s’agit de l’une des missions centrales des CCAS (centres communaux d’action sociale). « C’est d’abord un lieu d’accueil, d’informations et d’accès aux droits. Le CCAS a une approche globale de la personne pour activer ses propres dispositifs et/ou renvoyer vers d’autres partenaires qui peuvent avoir une action plus ciblée », décrit-elle. Ainsi, lorsqu’une personne se présente au CCAS pour expliquer qu’elle n’arrive pas à payer sa facture d’électricité, « on se rend souvent compte que ce n’est pas qu’une question d’impayé d’énergie, mais que la personne a une problématique de logement potentiellement dégradé et/ou de santé, d’emploi, une situation familiale compliquée… Le CCAS est là pour l’aider de la meilleure des manières possibles », détaille-t-elle.
Hélène-Sophie Mesnage pointe « les impacts et les écueils des logiques de dématérialisation à outrance » de certaines institutions, qui peuvent être des obstacles infranchissables vers l’accès aux droits. Pour les CCAS, l’objectif est donc aujourd’hui « de maintenir un premier accueil social inconditionnel, de corriger le tir pour que les personnes qui en ont besoin puissent avoir de vrais interlocuteurs, pas simplement une plateforme en ligne ».
Une coordination nécessaire
L’Unccas est par ailleurs associée au comité d’évaluation de l’expérimentation Territoires zéro non-recours, au niveau national. Sa déléguée générale adjointe espère qu’une réelle volonté politique permettra d’aller jusqu’au bout de cette expérimentation et de ce qu’elle implique. « Si l’ensemble des allocataires accédaient effectivement à leurs droits, il faudrait que l’État dégage quelques milliards d’euros supplémentaires. Il faut assumer ce coût-là. Il est bien moindre que l’ensemble des coûts indirects supportés aujourd’hui par les collectivités et par les personnes elles-mêmes, qui font face à un cumul de difficultés impactant leur vie, leur santé… », explique Hélène-Sophie Mesnage.
Pour elle, cette expérimentation peut notamment améliorer la coordination entre les travailleurs sociaux. Ainsi, lorsque les professionnels du CCAS connaissent ceux de la CAF et de France Travail, par exemple, et qu’un référent peut centraliser toutes les informations, « cela rend les choses un peu plus simples pour eux et pour les personnes accueillies qui n’ont pas à répéter des dizaines de fois un parcours de vie compliqué ». Il reste encore « beaucoup de progrès à faire pour ne pas rester sur les chiffres dramatiques que l’on entend quand on parle de non-recours aux droits. Mais ce travail de réseau peut être un levier important », affirme-t-elle avec optimisme.
L’accès aux droits en chiffres
– 35 % des personnes éligibles ne perçoivent pas le RSA
– 50 % des personnes seules qui pourraient percevoir le minimum vieillesse ne le touchent pas
– 30 % des personnes éligibles ne recourent pas à l’assurance chômage
– 32 % ne sollicitent pas la complémentaire santé solidaire
– 4 milliards d’euros n’ont pas été versés au titre du minimum vieillesse (ASPA) ou du Revenu de solidarité active (RSA). Plus de 900 000 personnes n’ont donc pas pu ou su faire valoir leurs droits pour ces deux allocations.
– 4 personnes sur dix considèrent que le manque d’information sur les aides est la cause principale du non-recours ; 23 % citent « la complexité des démarches », suivie par la crainte des conséquences négatives (18 %) et le souhait de s’en sortir soi-même sans dépendre de l’aide sociale ou de ne pas être considéré comme un assisté (16 %).
Baromètres de la Drees de décembre 2022 et avril 2023.
Ce dossier est extrait du Journal d’ATD Quart Monde de février 2025.
Photo : © ATD Quart Monde