De 2017 à 2019, ATD Quart Monde et l’Université d’Oxford se sont donné pour mission de faire connaître et reconnaître les dimensions cachées de la pauvreté, pour mieux la comprendre, et mieux la combattre. Un travail de longue haleine qui a conduit des chercheurs, des professionnels du travail social et des personnes en situation de pauvreté de six pays à construire ensemble une parole collective.
“Je ne m’attendais pas à ça, mais je me suis pris au jeu”, affirme Abdel Bendjaballah, militant Quart Monde, lorsqu’il évoque les trois années de travail sur les Dimensions cachées de la pauvreté. De 2017 à 2019, il a participé à la recherche participative internationale menée par ATD Quart Monde et l’université d’Oxford dans six pays. Aux côtés de professionnels du travail social apportant leur savoir d’action, et de chercheurs venus avec leur savoir académique, il a pu partager son savoir du vécu en tant que personnes ayant l’expérience de la pauvreté.
Ce travail collectif n’a pas toujours été simple. “Quand on a commencé, on avait une appréhension. Nous pensions qu’à côté des chercheurs, nous n’étions rien. Ils avaient tendance à chipoter sur tout et cela nous déstabilisait. Il y avait toujours un ‘mais’ dans leurs phrases, qui nous obligeait à recommencer”, se souvient-il.
Enseignante-chercheuse à l’Institut Catholique de Paris, Elena Lasida évoque aujourd’hui les mêmes craintes ressenties au début de l’aventure. “C’est en général beaucoup plus facile de parler avec les gens avec lesquels on travaille de la même manière, on parle avec les mêmes mots. Quand on est face à quelqu’un de différent de soi, on peut avoir tendance à être sur la défensive. Il y a eu des a priori et des méfiances qui se sont déconstruits progressivement et ont fait place à la confiance. Peu à peu, on s’est accueilli mutuellement”, précise-t-elle. La chercheuse constate que le résultat final “est sans doute très différent de ce que nous aurions produit si nous avions travaillé seuls de notre côté”. Cette construction d’une parole collective à partir de savoirs différents est “un long parcours” et elle n’est possible “que si chacun accepte de lâcher un peu prise”, précise-t-elle.
Trouver des réponses communes
Dès le début, le terme “combat” a par exemple provoqué de nombreux débats. “Les chercheurs ne voulaient pas retenir ce mot. Il nous semblait trop militant, dans l’action”, détaille Elena Lasida. Mais, après de nombreuses discussions, les participants ont compris qu’ils n’entendaient pas la même chose derrière ce mot. “Nous avons réussi à nous mettre d’accord et à retenir ce terme, non dans le sens d’une action militante en vue d’un objectif, mais parce qu’il disait quelque chose de fondamental sur l’expérience de la pauvreté : le quotidien est un combat. Cela mettait en avant la question de la survie, mais aussi la capacité de résistance”, explique-t-elle.
“Ce n’est pas la peine de se mettre ensemble autour d’une table si on est tous d’accord. C’est le jeu du dialogue. Il faut essayer d’expliquer ses positions et trouver des réponses communes pour faire avancer les combats”, constate Abdel Bendjaballah. Il se remémore les longues séances de travail, en groupe de pairs, puis avec les autres participants français, mais aussi le rassemblement pendant une semaine avec les membres des autres pays. “Parfois, on a travaillé avec 1 200 post-it sur les murs, c’était très compliqué. On était surpris de voir que des éléments que nous avions jugés très importants en France, semblaient totalement futiles ailleurs, même si la pauvreté est la même”, souligne-t-il.
Les huit dimensions cachées de la pauvreté identifiées en France à l’issue de la recherche ont finalement été validées par toutes et tous et présentées notamment aux membres de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) en 2019. “Avant, c’était vague ce qu’était la pauvreté, on la définissait de manière assez globale. Aujourd’hui, on peut expliquer les dimensions point par point”, se réjouit Abdel Bendjaballah.
La vraie révolution est dans le “faire avec”
Ce travail collectif n’est aujourd’hui pas terminé. “Chacun de nous s’approprie ce résultat. Nous avons fait un article scientifique pour valoriser cette construction commune. Nous expliquons comment, en tant que chercheurs, nous avons été déplacés dans nos connaissances et ce qu’apporte cette méthode du Croisement des savoirs. La vraie révolution, c’est dans le faire avec, mais c’est extrêmement difficile”, détaille Elena Lasida. Elle constate que, “dans le monde des chercheurs, il y a des critères prédéfinis de validation : pour que le travail soit vraiment scientifique, il faut que ce soit fait par des chercheurs, avec leurs codes”. Cette recherche vise donc aussi à bousculer ces conventions et à montrer que la connaissance peut se construire avec des savoirs multiples.
Abdel Bendjaballah, lui, “ne loupe jamais une occasion de parler de cette recherche menée par une équipe soudée, qui travaillait sur un pied d’égalité”. “C’est un travail âpre. On sait qu’on avance peu à peu, mais on a parfois l’impression qu’on ne fait rien. J’ai envie d’aller plus loin, plus fort et d’ouvrir les portes l’une derrière l’autre”, conclut-il.
Cet article est extrait du Journal d’ATD Quart Monde de juillet-août 2024.
Photos : Le 10 mai 2019, les résultats de la recherche internationale sont présentés à l’OCDE en présence des militants Quart Monde et des chercheurs y ayant participé © Carmen Martos. / Les militants Quart Monde, volontaires permanents et chercheurs ayant participé à la recherche sur les dimensions de la pauvreté en France. © ATD Quart Monde