Une trentaine de membres du réseau Wresinski Participation et Croisement des savoirs se sont retrouvés le 22 mars au Centre national d’ATD Quart Monde à Montreuil, pour réfléchir ensemble à la question des liens de dépendance lors d’une démarche de Croisement des savoirs et des pratiques.
Le Croisement des savoirs et des pratiques est une démarche permettant de créer les conditions pour que le savoir issu de l’expérience de vie des personnes qui connaissent la pauvreté puisse dialoguer avec les savoirs scientifiques et professionnels. Elle suppose que chacun reconnaisse le savoir de l’autre et se mette dans une position de recherche et de formation mutuelle, afin d’agir ensemble. Mais comment faire pour parler librement quand il existe des liens de dépendance entre les participants qui peuvent entraver cette liberté et quel peut-être l’impact de cette situation sur la démarche ?
Les participants à cette journée du réseau Wresinski, issus des champs du travail social, de l’éducation, de l’animation socio-culturelle, de la recherche, mais aussi des alliés et volontaires permanents d’ATD Quart Monde se sont penchés sur ces questions. Que ce soit lors de rencontres entre équipes enseignantes et parents d’élèves pour permettre à chacun de mieux se comprendre au sein de l’école, de co-formations entre des personnes en situation de pauvreté et des étudiants en travail social, ou encore des recherches participatives sur le thème de la formation ou de la philosophie sociale, les initiatives se sont multipliées depuis plusieurs années pour permettre un dialogue entre les différents savoirs.
Mais la démarche du Croisement des savoirs et des pratiques n’implique pas simplement une participation de personnes issues de milieux et d’univers différents. Elle repose sur une méthodologie rigoureuse pour parvenir à de réelles transformations des personnes dans leurs pratiques et des institutions. Ainsi, elle prévoit une alternance entre travail en groupes de pairs et travail en plénière. L’objectif est de faire émerger une parole individuelle, puis une parole collective en groupe de pairs, pour parvenir à une co-production de savoirs et développer des pistes d’actions novatrices et de réflexions, dans le but de lutter contre la pauvreté. Mais si les conditions ne sont pas réunies, l’émergence des savoirs des plus pauvres est rendue plus difficile.
Une multitude de liens de dépendance
Un salarié n’osera pas forcément partager son expérience s’il sait que des membres de la direction de son entreprise peuvent l’entendre et se sentir visés. Il peut craindre des représailles une fois de retour au travail. Une parent d’élèves peut s’autocensurer ou même décider de quitter le Croisement si elle pense qu’un enseignant dans la salle peut lui faire des reproches ou ne pas respecter la confidentialité de ses propos. Un chercheur peut sentir des liens de subordination avec d’autres participants et ne pas vouloir faire peser des risques de non-financement sur ses recherches actuelles ou futures.
L’animateur d’un groupe de pairs peut être dans un conflit de loyauté entre l’institution dont il fait partie et les paroles qu’il entend. Les membres du groupe de pairs peuvent alors avoir l’impression que leurs préoccupations ne sont pas entendues, qu’aucune transformation de l’institution n’est possible. Un parent peut reconnaître un professionnel de la protection de l’enfance avec qui il a un lien de dépendance direct. Il peut alors avoir une parole ayant pour but de rassurer le travailleur social. Des personnes membres d’un même groupe de pairs peuvent être dans une relation de domination empêchant l’une d’elles à avoir une parole libre…
Des risques pour les personnes et pour la démarche
L’ensemble de ces situations sont issues de l’expérience des membres du réseau Wresinski Participation et Croisement des savoirs et ont été partagées au cours de la matinée. Ils ont détaillé les risques que cela engendrait à partir des différents types de liens de dépendance identifiés collectivement. La liberté de parole peut en effet être entravée ou influencée ; les participants peuvent penser que leur parole ne vaut rien et ne peut pas contribuer à une transformation ; des tensions peuvent naître dans le groupe et le Croisement des savoirs peut finalement entraîner davantage de frustrations ou de craintes que des dialogues constructifs entraînant des changements positifs. Les participants ont ensuite réfléchi aux solutions à mettre en œuvre pour éviter ou minimiser l’impact de ces liens de dépendance dans le cadre de la démarche de Croisement des savoirs.
Sans proposer une liste exhaustive de solutions, ils ont ainsi notamment préconisé de partager la liste des participants pour que tous sachent qui sera là et disent les problèmes qui peuvent se poser, de faire signer une charte pour garantir par exemple la confidentialité des contenus des échanges ou encore dans la préparation en amont du projet de croisement, que l’équipe pédagogique pose bien avec le commanditaire les risques identifiés de liens de dépendance afin de les minimiser dans l’organisation des échanges ou de la constitution des groupes de pairs.
Pendant le Croisement, l’animateur doit également faire attention à qui donner la parole en premier et même être attentif à ce que des personnes connaissant un lien de domination ne soient pas face à face, car “un regard peut bloquer la parole”. Il doit par ailleurs “éviter les risques de stigmatisation en veillant à ce que le ou la porte-parole d’un groupe de pairs ne soit pas la personne qui a émis l’idée”. Après un Croisement des savoirs, il peut également être utile de reprendre contact avec les participants pour valoriser l’expérience vécue et l’importance de la contribution de chacun.
Qu’ils aient déjà participé ou animé de nombreux Croisements des savoirs et des pratiques ou qu’ils envisagent de se lancer, tous les participants ont insisté sur la nécessité d’être toujours prêts à “réajuster l’animation” pour créer au maximum “un espace protégé” pour toutes et tous.