Maîtresse de conférences en philosophie sociale et politique à la Sorbonne, Marie Garrau a participé au séminaire de philosophie sociale organisé par ATD Quart Monde de 2019 à 2022. Une expérience qui a fait évoluer sa manière de travailler et de voir le monde.
Comment concilier son métier et sa volonté d’engagement contre les inégalités ? Marie Garrau s’est longtemps posée cette question. “Je suis philosophe et, en termes de contribution à la transformation sociale, je ne dirais pas que c’est nul, mais ce n’est pas évident”, admet-elle. Elle a d’abord choisi de faire de la philosophie politique, pour que sa réflexion soit connectée avec les enjeux du monde actuel. Puis, ses recherches sur la question des vulnérabilités notamment l’ont amenée à découvrir la philosophie sociale, qui “part de l’idée que la définition de ce qu’est une société juste se fait à partir des expériences de l’injustice que vivent ses membres”.
C’est alors que son chemin a percuté celui d’ATD Quart Monde, “entré vite et fort” dans sa vie en 2018, se souvient-elle. Avec seulement “quelques idées très floues” sur ce Mouvement, elle n’a pas hésité à plonger dans un projet qui a pris beaucoup de place dans son existence pendant quatre ans. “Cela a un peu explosé tous mes cadres habituels, professionnels évidemment, mais aussi philosophiques, amicaux, sociaux… C’était sans transition, mais c’était vraiment pour le meilleur”, explique-t-elle, avec un enthousiasme débordant. Avec sept collègues philosophes, huit militantes et militants Quart Monde et douze “praticiens”, alliés et volontaires permanents d’ATD Quart Monde, elle a ainsi participé au séminaire de philosophie sociale organisé par le Mouvement. L’occasion pour elle de “vraiment construire du savoir avec des personnes concernées par des expériences de l’injustice et de comprendre existentiellement des choses manipulées uniquement d’un point de vue théorique jusque-là”.
Violence symbolique
“J’ai sauté dans cette aventure à pieds joints, même si j’appréhendais le fait de travailler avec des militantes et militants Quart Monde, dont les expériences de vie étaient extrêmement différentes des miennes ; avec des volontaires, dont l’engagement était si particulier ; et avec des collègues philosophes très reconnus. Il y avait de nombreuses zones de craintes.” Marie Garrau commence le séminaire en portant beaucoup d’attention à sa manière d’être, de parler, de saisir les différentes questions pour ne pas “réactiver, sans le vouloir, des formes de domination, de violence symbolique”. Mais, pour elle comme pour les autres philosophes, le constat est rapidement sans appel : “oui, nous réactualisions des formes de violences et nous n’étions pas attentifs aux bonnes choses, aux bons moments. Il fallait que ce soit les militantes et militants qui nous le disent. Ce n’était pas toujours facile à entendre. En même temps, c’était salutaire. L’altérité ne s’anticipe pas, elle s’expérimente”.
Au fil des rencontres avec les autres co-chercheurs, organisées deux fois par an pendant plusieurs jours, sa façon de travailler évolue. “Mon rapport aux textes que je lis et que j’enseigne a changé. Cela m’a rendue plus sensible à la nécessité de faire la critique de formes de discours très académiques, qui ont leur intérêt, mais qui peuvent aussi devenir des obstacles à la pensée. Cela m’a donné envie de trouver des formes différentes d’expression, d’enseignement…”, détaille-t-elle. Trois axes de réflexion sont fixés par les co-chercheurs : le droit, la résistance et l’injustice liée au savoir. Leurs travaux, écrits à plusieurs mains, ont fait l’objet d’une présentation en décembre 2022 à l’université Paris-Cité et d’un ouvrage, publié en novembre dernier, Pour une nouvelle philosophie sociale.
Un Mouvement d’autonomisation
Marie Garrau se demande maintenant comment poursuivre son engagement. Elle sait que les liens noués avec certains co-chercheurs sont désormais indéfectibles. “C’est sans doute parce que cela a été aussi fort entre nous que ce que nous avons réussi à faire ensemble est aussi bien”, dit-elle.
Son esprit semble bouillonner de nouveaux questionnements philosophiques autour de la notion d’alliance, mais aussi autour du travail des volontaires ou des théories féministes, sur lesquelles elle travaille, afin de réfléchir, avec les personnes en situation de pauvreté, notamment aux questions de filiation et de rapports de genre. “Il y a une force, une radicalité dans la parole et le savoir des militantes et militants Quart Monde qui fait écho à des expériences d’injustices vécues par d’autres personnes dans l’espace social. Je pense que c’est vraiment une source d’inspiration inestimable”, affirme-t-elle. À ses proches et ses collègues, elle parle avec fougue de ce “Mouvement d’autonomisation qui affirme la puissance d’agir des personnes en situation de pauvreté, qui peut déplacer nos manières de voir, qui a conduit la mobilisation des institutions…”. Intarissable, elle estime enfin qu’il faut “une sacrée dose d’aveuglement, de mauvaise foi ou de déni pour ne pas entendre davantage cette parole et en expérimenter la puissance”. Julie Clair-Robelet
Ce portrait est extrait du Journal d’ATD Quart Monde de janvier 2024.
Photo : Marie Garau en décembre 2023. © ATD Quart Monde