La chronique de Bella Lehmann-Berdugo
Vingt dieux
Louise Courvoisier. France. 11 décembre.
Dans le beau Jura, Antony aimait son père, taiseux bienveillant. Hélas, la vie frappe des coups durs, c’est l’accident. Voilà Totone et sa jeune sœur orphelins. Dans ce milieu rural qui ressemble au Far West, il va falloir chercher un vrai boulot, par exemple faire la tournée du lait à 4 heures du matin pour 10 € de l’heure. La boule de nerf monte, Totone mûrit, l’histoire gagne en puissance. Rencontre avec une jeune fermière d’aujourd’hui, libre, une romance démarre, une vraie. Vient une idée : la présure c’est de l’or, il pourrait gagner le concours du comté au chaudron à l’ancienne. Ni romantisme ni pathos, rythme, musique à l’avenant, gueules d’enfer, Totone non des moindres. Des scènes bien trempées, ponctuées par des interludes silencieux de nature. Une superbe échappée sur la vitalité d’une jeunesse rurale qui galère, en chantant à tue-tête.
Rabia
Mareike Engelhardt. Fiction. France. 27 novembre. Interdit – de 12 ans.
Jessica, 19 ans, aide-ménagère, part pour la Syrie avec une amie, car en France elle « n’existe pas ». À Raqqa, elle intègre une « madafa », maison de femmes promises aux combattants, « nos frères doux et pieux ». Il s’agit d’une usine à procréer de futurs guerriers : « vous avez le monde dans vos ventres ». Jessica-Rabia est d’abord rebelle puis fascinée par « Madame », directrice persuasive, entre fermeté et douceur. Devenue son assistante, elle se métamorphose, jusqu’à une rupture in extremis.
Inspiré de récits de rapatriées, radicalisées non pour raisons religieuse ou politique mais psychologique. Une plongée intime, réaliste, hallucinante. Comment, pourquoi des femmes libres adhèrent-elles à un système de soumission, en deviennent les chevilles ouvrières ? Un huis-clos, où rien n’est inventé, porté par des interprètes très convaincantes.
Marmaille
Gergory Lucilly. Fiction. France. VOST (créole réunionnais). Sortie 4 décembre.
Deux adolescents, Thomas 17 ans et sa grande sœur Audrey, sont brutalement mis à la porte par leur mère. Placés par l’assistante sociale chez leur père, ils découvrent un quasi inconnu. Thomas, passionné de breakdance, prépare un concours qui lui permettrait de réaliser son rêve en métropole. Audrey a un bébé à charge, dont le père est très immature et sans travail. Thomas fait passer sa douleur d’abandon et sa rage de vivre dans sa pratique artistique. Parfois, elles débordent en violence. Il est alors placé en foyer.
Frappé par la fréquence des délaissements parentaux à La Réunion, dans son propre pays, le réalisateur, qui s’inspire d’enquêtes, propose un récit résolument optimiste. Tandis que la mère reste hors-champ, le père, la belle-mère, la tante des enfants, l’assistante sociale, la juge, l’éducateur se révèlent des adultes responsables, attentifs, bienveillants, tout à fait positifs. Les décors, volontairement beaux, verdoyants, fuient le cliché « banlieue pauvre ». Thomas rencontre une jeune fille aimante. Audrey trouve un travail, s’affranchit et soutient son frère. Les acteurs non professionnels font preuve d’un naturel étonnant. Malgré des longueurs, le récit évolue au rythme des séquences de breakdance, portées par une musique tonifiante. Un film sur la force des liens fraternels et le pouvoir des rêves tenaces : « Tienbo larg pa : n’abandonne pas ! »
No Nos Moveran (« Nous ne flancherons pas »)
Pierre Saint-Martin Castellanos. Fiction. Mexique. VOST. Nombreux prix. Sortie 4 décembre.
Soccoro, (« secours » en espagnol), avocate âgée, sujette aux évanouissements, travaille encore à ses heures pour améliorer son ordinaire et rendre service. Elle vit en mauvaise intelligence avec sa vieille sœur Esperanza, et son fils Jorge, au chômage. Coque, le jeune frère de Socco fut torturé et assassiné par un militaire lors du massacre des étudiants en 1968, photo à l’appui. Elle n’a de cesse de le venger. Survient une nouvelle piste. Le jeune voisin Sidharta pourrait l’y aider. Après moultes péripéties, corps fragile et forte tête, c’est elle qui doit agir en direct.
La vieille Socco, dans sa dignité, est une véritable « gueule » de cinéma ainsi que toute la galerie des personnages qui gravitent autour d’elle, tirés au cordeau, magnifiés par un noir et blanc somptueux. Basé sur des faits réels tragiques (des images d’archives), le récit adopte un ton tantôt réaliste tantôt grotesque jusqu’à l’absurde. Presque en huis clos, la mise en scène côtoie tous les registres avec des exagérations assumées. Des scènes longues, lentes où peut surgir la poésie sous forme d’une colombe blanche et d’un chat noir, sur un air de Carmen. Un coup de théâtre fera glisser l’histoire.
Voilà des êtres affaiblis, aux visages marqués, humbles, que la grande Histoire révèle ici en pleine lumière, dans toute leur splendeur.
Ernest Cole, photographe
Raoul Peck. Documentaire. États-Unis. Noir et blanc. VOST. sortie 25 décembre. Prix L’œil d’or Festival de Cannes.
Né en 1950 en Afrique du Sud, Cole photographie très jeune les gens, la rue au temps de l’apartheid. Il publie en 1967 un livre House of Bondage. Exilé à New-York, il découvre, avec son regard d’explorateur d’un pays vaguement rêvé, une autre forme de ségrégation, tout aussi violente, notamment dans le sud des États-Unis d’Amérique. Grâce à la chance, il obtient une bourse, une exposition. Puis, perdu de vue, dépressif, sans abri, il meurt à 49 ans, quasi seul.
En 2017, des milliers de négatifs sont découverts en Suède où il a vécu un temps. En voix off, Cole nous parle par la voix de Peck, tandis que défilent des centaines de photos en parfaite synchronisation avec ses mots. La bande musicale est martelée, grinçante. En Afrique du Sud : des lieux publics, leurs panneaux ségrégationnistes désormais connus, des ouvriers de mines d’or, des camps de bannissement, des enfants jouant, travaillant. A New-York : des amoureux, des musiciens de jazz, des passagers dans le métro, des promeneuses de chiens, des nourrices noires aimantes pouponnant des bébés blancs ; plus au Sud : la pauvreté, l’habitat précaire, la saleté, les invisibles…Clichés magistraux, obsédés à capturer « la nature des vies humaines », sur le vif.
Une rare vidéo le montre, silhouette frêle, regard saisissant, voix fluette. Peck montre à voir une œuvre forte, extirpée de l’oubli.