Du 17 mars au 10 mai 2020, les travailleurs sociaux, les parents et les enfants accompagnés par l’Aide sociale à l’enfance, mais aussi les personnes engagées à leurs côtés, ont été fortement mis à l’épreuve par le confinement. Témoignages sur cette période inédite.
Du jour au lendemain, le premier confinement du printemps 2020 a entraîné la fermeture des écoles, mais aussi l’arrêt des suivis médicaux et éducatifs, la suspension quasi totale des visites parentales ou du retour à domicile le week-end pour les milliers d’enfants et adolescents hébergés par l’Aide sociale à l’enfance.
Pendant 55 jours, la crise sanitaire a eu des répercussions considérables sur les enfants, les familles, mais aussi les professionnels qui les accompagnaient. Mais si le confinement “a exacerbé des dysfonctionnements et des difficultés en matière de protection de l’enfance, il a aussi été le révélateur de toutes sortes de possibles”, constate Céline Truong, volontaire permanente, responsable du Département petite enfance-famille au sein d’ATD Quart Monde. “Cela donne des pistes de travail pour l’avenir. Nous pouvons en tirer des leçons, autant pour un nouveau confinement, que pour la vie de tous les jours des familles et des travailleurs sociaux qui les accompagnent”, ajoute-t-elle.
Sans vouloir faire un état des lieux exhaustif de la protection de l’enfance pendant le confinement, Le journal d’ATD Quart Monde a choisi de donner la parole à Marie-Line Rannou-Desvignes, directrice d’une Maison d’enfants à caractère social qui accueille des enfants confiés par l’Aide sociale à l’enfance, à Sophie Maréchal, volontaire permanente d’ATD Quart Monde et à Juliette*, militante Quart Monde. Leurs trois témoignages montrent l’angoisse, la colère face à certains dénis de droit, mais aussi la créativité et les nouvelles formes de solidarité mises en œuvre par chacun face à cette situation extraordinaire.
Marie-Line Rannou-Desvignes
Aux Marmousets, la Maison d’enfants à caractère social de Saint-Étienne, 27 enfants âgés de 4 à 18 ans ont dû apprendre à vivre ensemble 24 heures sur 24 pendant plus de deux mois. La directrice, Marie-Line Rannou-Desvignes, ressent encore beaucoup de colère quand elle repense à cette période. “Ce que l’on a imposé aux familles, c’est un déni des droits. Leurs droits fondamentaux n’ont pas été respectés”.
Elle dénonce ainsi la suppression totale des droits de visite pendant le confinement, puis la mise en place, sur ordre du Conseil départemental, de visites uniquement médiatisées, c’est-à-dire en présence d’un professionnel, dans les premières semaines du déconfinement. “Cela jetait une forme de suspicion sur l’ensemble de ces familles en lien avec la protection de l’enfance : comme si elles ne savaient pas prendre de précautions sanitaires et porter un masque. Alors qu’en fait, si, tout le monde sait faire. C’était insupportable”, explique-t-elle.
Un contexte de confiance
Son établissement est l’un des rares à ne pas avoir renvoyé les enfants chez eux le 17 mars. Mais “conjuguer consignes sanitaires, besoins de l’enfant et des parents, c’est un exercice qui est loin d’être simple“. Rapidement, un programme très structuré est organisé “pour que les enfants continuent à avoir des repères dans leur vie quotidienne”. Un calendrier des appels en visioconférence entre les enfants et leurs parents est instauré : 15 minutes, deux fois par semaine, pour les plus petits et une demi-heure pour les adolescents. “Grâce au travail de proximité réalisé avec les familles, qui fait partie de notre projet d’établissement, il y avait d’emblée un contexte de confiance.”
Dans cette “bulle aseptisée”, où aucun cas de Covid n’a été recensé en trois mois, Marie-Line Rannou-Desvignes se souvient tout de même de “la très grande angoisse” dans laquelle vivaient alors les salariés comme les enfants. Ces derniers “avaient vraiment peur pour leurs parents. Certains se sont rendu compte de la solitude dans laquelle vivaient leurs parents”. Alors, l’équipe des Marmousets multiplie les discussions avec les enfants, pour que chacun puisse poser ses questions, et n’hésite pas à passer voir si un parent va bien, pour rassurer l’enfant. Malgré tous ces efforts, au bout d’un mois environ, “les plus petits ont commencé à avoir des attitudes de manque affectif, à demander à être davantage portés. Cela nous a beaucoup préoccupés sur la fin du confinement”, souligne la directrice.
Rôle de l’école
Lors du déconfinement, les professionnels ont d’abord ressenti une forme de satisfaction. “Tout le monde se disait que le défi avait été bien relevé : les enfants n’avaient pas vu leurs parents et semblaient très bien se porter. Donc, si on enlève les parents de la vie des enfants, ceux-ci vont mieux.” Mais cette conclusion, reprise dans plusieurs rapports officiels, ne convainc pas du tout Marie-Line Rannou-Desvignes et son équipe. “Il nous semblait que ce n’était pas aussi simple. Il n’y avait pas, d’un côté, les bons éducateurs dans une institution idéalisée et, de l’autre, les mauvais parents. Cela a suscité de nombreux débats et ce n’est pas fini.”
La directrice des Marmousets regrette aussi que le rôle de l’Éducation nationale n’ait pas été assez interrogé. Pendant ces semaines de confinement, les enfants étaient en effet tous scolarisés en interne, avec des apprentissages aménagés. “Les enfants que je côtoie tous les jours sont en souffrance aussi au sein de l’organisation de l’Éducation nationale, par rapport au rythme et au collectif. C’est dommage que celle-ci ne se remette pas souvent en question par rapport à eux et à ce qu’ils ont vécu.”
L’équipe des Marmousets estime en outre qu’elle a “perdu trois mois dans les projets lancés avec les familles”, pour organiser par exemple un retour de l’enfant ou un placement externalisé, c’est-à-dire dans sa famille avec un soutien des parents de la part des professionnels. Cette expérience les a “convaincus encore plus que le travail avec les familles était indispensable. C’est impossible de ne pas rencontrer régulièrement les parents pour parler de leurs enfants, les écouter, trouver des solutions ensemble, partager ce qui va comme ce qui ne va pas. Ce postulat est ancré depuis longtemps dans le projet et l’organisation de l’établissement. Sur ce point, notre fonctionnement reste atypique et nous constatons régulièrement à quel point il interroge les travailleurs sociaux”, explique Marie-Line Rannou-Desvignes.
Elle retient aussi que “les parents ont développé une grande inventivité pour garder le lien avec leurs enfants, avoir une continuité dans leurs appels. Trois mois, c’est énorme dans la vie d’un enfant de 5 ou 6 ans et cela demande aussi de grandes capacités pour continuer à être parents en visioconférence”. En cas de nouveau confinement, Marie-Line Rannou-Desvignes se dit prête à s’équiper avec masque, charlotte et blouse s’il le faut pour pouvoir poursuivre les échanges avec les parents, sans passer par l’écran d’un ordinateur.
Sophie Maréchal
Volontaire permanente à Noisy-le-Grand, Sophie Maréchal a accompagné pendant le premier confinement plusieurs familles en lien avec les services de l’Aide sociale à l’enfance. Et cette période a été marquée par de “nombreuses batailles contre un déni des droits fondamentaux”. Ainsi, pour une famille dont plusieurs enfants étaient placés en foyer et dans des familles d’accueil, “les visites médiatisées ont été arrêtées brutalement et n’ont pas été remplacées tout de suite par des appels”.
Chaque lieu d’accueil avait une réponse différente, mais la conclusion était la même : aucun lien visuel entre les enfants et leurs parents, alors que c’était une préconisation du ministère de la Santé pour remplacer les visites. “On nous a dit que le foyer n’était pas équipé en ordinateur pour faire des visioconférences, alors que les enfants suivaient bien l’école par Internet. Les familles d’accueil ne voulaient pas montrer leur intérieur ou utiliser leur téléphone personnel, donc ce n’était pas possible de mettre en place un appel direct entre les enfants et leurs parents” , détaille-t-elle.
Avec acharnement, Sophie Maréchal soutient les parents pour obtenir une conférence téléphonique, en présence d’un éducateur et d’un psychologue. L’expérience fonctionne et les professionnels accordent ensuite régulièrement ce type d’échange. Sauf pour le plus jeune des enfants, qui, à deux ans, est jugé trop petit pour cela. Pendant tout le confinement, les parents ne reçoivent donc que des photos de la part des éducateurs et l’enfant n’a aucun contact avec eux. “Cela questionne beaucoup la notion de la qualité du lien maintenu avec lui, d’autant plus dans une fratrie éclatée. Il n’a revu ses frères qu’en septembre et ne les a pas reconnus, ce qui a bouleversé l’aîné.”
Perte de repères
La volontaire permanente d’ATD Quart Monde a pu constater “combien c’était dur pour les parents, qui se sentaient très angoissés par la situation, et pour les enfants qui ont, pour certains, énormément souffert de ce manque de lien”. Au cours du deuxième mois de confinement, une petite fille a ainsi fait une tentative de suicide et une fratrie a été séparée dans l’urgence, car sa famille d’accueil, totalement déstabilisée par la situation, ne parvenait plus à assumer son rôle. “Tout le monde a perdu un peu ses repères pendant cette période. Le confinement a exacerbé des dysfonctionnements et des difficultés”, constate Sophie Maréchal.
Alors que Marie-Line Rannou-Desvignes souligne l’importance de la confiance entre les professionnels et les parents, elle constate trop souvent une relation bien différente sur le terrain. “C’est compliqué pour un parent d’être face à quelqu’un qui a du pouvoir sur votre vie et celle de vos enfants.” Le lien accordé ou non avec l’enfant “est toujours soumis à l’appréciation de la posture du parent vis-à-vis du professionnel, alors qu’elle est biaisée. Si la mère, par exemple, s’emporte face à un professionnel, il va penser qu’elle va aussi se comporter comme cela avec son enfant. Pourtant, il y a souvent tellement de colère, de sentiments d’être incompris… Il n’y a pas de confiance. C’est vécu par le parent comme une grande violence”.
Elle estime que les membres d’ATD Quart Monde peuvent être présents pour “témoigner de la confiance que l’on peut faire aux parents, parce qu’ils les connaissent et voient leurs efforts et leurs aspirations à ce que les choses changent”. Mais ce n’est pas simple et cette parole n’est pas forcément reconnue non plus par certains professionnels de l’Aide sociale à l’enfance.
Rétablissement du droit
Pourtant, à la fin du confinement, ces derniers ont souhaité rencontrer l’équipe d’ATD Quart Monde “pour faire une évaluation et travailler davantage en lien afin de trouver un peu plus de cohérence. Il y a une volonté de dialogue”, salue Sophie Maréchal.
Face aux nombreuses atteintes aux droits fondamentaux constatés durant ce premier confinement, comme le renouvellement de mesures de placement sans audience, le Mouvement a décidé de faire remonter ces situations au Défenseur des droits notamment. Le droit commun a été rétabli et, lors du second confinement, en octobre, la protection de l’enfance a réagi différemment : droits de visites et liens entre parents et enfants ont été maintenus. “Des enseignements ont donc bien été tirés de la première période, qui était inédite pour tout le monde. Mais à quel prix ?”, conclut la volontaire permanente.
Juliette
Au cours du premier confinement, c’est une véritable “chaîne de confiance” qui s’est mise en place autour de Delphine* et Kalvin* et de leur petite fille. Cette chaîne a été initiée par Juliette*, militante Quart Monde, amie de la famille de Delphine. Elle a choisi de raconter cette expérience qui l’a marquée.
Jeune maman de 19 ans, Delphine a accouché au début du confinement, sans avoir son conjoint à ses côtés en raison des restrictions sanitaires. Une fois sortie de la maternité, elle trouve portes closes à la PMI (Protection maternelle et infantile) où elle est venue demander conseils. Le 12 avril, son bébé de 3 semaines vomit du sang. Elle l’emmène donc à l’hôpital, paniquée. Le personnel médical n’apporte alors aucun réconfort aux jeunes parents et les suspecte rapidement de maltraitance. “C’était une très jeune maman, donc on l’a jugée tout de suite”, explique Juliette. “Elle avait vraiment envie de coopérer avec les médecins, mais elle s’épuisait peu à peu. Hospitalisée avec son bébé, on ne lui donnait pas toujours à manger, alors qu’elle allaitait sa fille.”
En raison du confinement, les deux parents ne peuvent se retrouver ensemble auprès de leur enfant et se relaient, sans avoir le droit de se croiser. Delphine et Juliette s’échangent de nombreux messages à toute heure du jour et de la nuit. Mais Juliette ressent le besoin d’en parler à son tour à quelqu’un. “J’avais besoin d’évacuer ma peur d’un placement pour le bébé. Je ne pouvais confier ma crainte à Delphine et Kalvin”, qui puisaient déjà beaucoup dans leurs ressources personnelles pour affronter la situation.
Regard accusateur
Avec l’accord des jeunes parents, elle contacte alors une volontaire permanente d’ATD Quart Monde, en qui elle a confiance. Celle-ci compose une équipe autour du couple, avec Juliette et deux alliées du Mouvement. L’une connaît Juliette depuis l’enfance. Toutes ne se connaissent pas, mais des liens de confiance, bâtis depuis de longues années, existent entre certaines d’entre elles. Cela suffit à construire un bloc soudé dans lequel “on se fait confiance, on se parle et on se soutient. Se mettre à plusieurs, ça aide à réfléchir”.
Elles ne peuvent aller à l’hôpital à cause du Covid, mais apportent des courses à Delphine, lui envoient des messages, lui transmettent des questions à poser aux médecins… “Cela lui faisait du bien de savoir qu’on la soutenait. Je voulais éviter qu’elle pète un câble face aux professionnels qui la poussaient à bout, ne cherchaient pas à l’aider ou à trouver des solutions, mais étaient vraiment maltraitants et l’avaient très vite cataloguée”, souligne Juliette.
Elle-même sait combien ses propres enfants subissent trop souvent “le regard accusateur des éducateurs, des psychologues, des professeurs”. Elle cherche “des astuces” pour que Delphine soit traitée par les équipes avec la bienveillance particulière que requiert sa situation de toute jeune maman. Maintes fois repoussée, la sortie du bébé de l’hôpital a finalement lieu à la fin du confinement, avec l’accord de tous les professionnels. La nouvelle famille, enfin reconstituée, peut reprendre une vie normale, toujours en contact avec Juliette et en lien étroit avec la PMI, qui a enfin ré-ouvert.
Cette “chaîne de confiance”, créée avant tout par des appels téléphoniques et des visioconférences, met en lumière la diversité des formes de solidarité qu’il est possible d’inventer, même pendant des périodes exceptionnelles.
* À leur demande, les prénoms ont été modifiés.
Cet article est extrait du Journal d’ATD Quart Monde d’avril 2021.
Photo : Sortie familiale accompagnée par ATD Quart Monde, en lien avec la Protection de l’enfance. © ATD Quart Monde