Camille François © carole lozano

[DOSSIER] Procédure d’expulsion : le « tri social » entre la « bonne » et la « mauvaise » pauvreté

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On compte 4,2 millions de personnes mal logées ou sans logement personnel, en France, aujourd’hui. À cette crise préoccupante, l’État répond par des mesures sévères envers les plus pauvres, celles et ceux qui n’ont plus les moyens de payer leurs loyers. Dans son livre “De gré et de force, comment l’État expulse les pauvres”, le sociologue Camille François montre et démonte le processus de l’expulsion.

Vous expliquez dans votre ouvrage pourquoi, alors que le nombre de procès intentés pour non-paiement des loyers reste relativement stable, celui des expulsions est en hausse. Une volonté politique ?

En effet, l’une des causes fondamentales de l’augmentation des expulsions est à chercher non pas du côté du nombre de locataires en dette, ou de la propension des propriétaires à aller en justice, mais bien du côté de l’État. Globalement, en France, on compte environ chaque année 150 000 procès d’expulsions pour cause de dettes de loyer. Or il faut savoir que lorsque les propriétaires obtiennent une décision judiciaire d’expulsion, l’État dispose d’un certain temps pour la faire appliquer. Passé ce délai, ces propriétaires sont en droit de lui demander des indemnités. Auparavant, il y avait de nombreux dossiers en attente, pour lesquels l’État accordait des sursis. Cela entraînait des indemnisations pour lesquelles, chaque année, une enveloppe était prévue. Mais au tournant des années 2010, le ministère de l’Intérieur a décidé de la réduire, et donc d’expulser plus souvent et plus rapidement.

Ce nouveau processus est plus violent, mais il permet à l’État de faire des économies ?

Non, car dans les faits on réalise des économies sur le volet de l’indemnisation des propriétaires bailleurs, mais les expulsions elles-mêmes entraînent des dépenses. Au final, le ministère de l’Intérieur fait des économies de bout de chandelle sur un budget, tandis qu’à l’autre bout du spectre les collectivités territoriales ou d’autres services de l’État dépensent davantage, pour s’occuper des familles qui appellent le 115, ou pour augmenter les subventions des associations qui gèrent l’hébergement d’urgence et notamment payent les hôtels sociaux. Et quand on voit le prix de ces hôtels, rapporté à leur état de décence – ou plutôt d’indécence – on peut s’interroger sur les raisons qui ont guidé la décision de multiplier les expulsions.

Vous démontrez aussi qu’il existe certaines formes de discriminations institutionnelles dans ce domaine. Lesquelles ?

Toutes les familles ou les personnes qui sont dans cette situation ne vont pas connaître la même destinée, certaines parviendront à conserver leur logement alors que d’autres seront mises à la rue. J’ai essayé de montrer que ces inégalités de destin entre les familles sont la conséquence d’inégalités de traitement par les institutions. Et que c’est lors de la procédure d’expulsion que se fabrique la frontière sociale et la frontière morale entre la « bonne » et la “mauvais” pauvreté, au sein des institutions.

À partir de l’analyse statistique des décisions de justice ou administratives d’expulsion, je montre tous les critères que ces institutions vont mobiliser pour faire le tri social, entre les pauvres qui sont jugés “dignes” de conserver leur logement et ceux qui « méritent » d’être mis à la rue. Par exemple, un allocataire endetté qui est au chômage fait face à une double peine : il est jugé comme étant moins en capacité de rembourser ses dettes, ce qui est logique, mais il est également jugé sur son « incapacité » à trouver un emploi, à montrer les signes de sa bonne volonté de s’en sortir. On le soupçonne plus ou moins systématiquement « d’assistance abusive ».

La mise en place de la loi Kasbarian (dite « loi anti-squat ») va-t-elle accélérer le rythme des expulsions ?

Je pense que c’est la loi la plus odieuse et la plus scélérate prise contre les pauvres et les mal-logés, depuis très longtemps. C’est pour cette raison qu’elle a suscité une telle unanimité contre elle, de la part de toutes les associations de lutte contre la pauvreté et le mal-logement, jusqu’à la Défenseure des droits et même jusqu’à l’ONU. Elle vient aggraver les sanctions pénales contre les squatteurs au motif que ceux-ci occuperaient des domiciles principaux, meublés ou occupés par des habitants, ce qui n’est jamais le cas. Et elle aggrave le déséquilibre des droits entre les propriétaires-bailleurs et les personnes endettées.

Peut-on espérer que ce texte donnera confiance aux propriétaires bailleurs, qui mettront alors davantage de biens en location ?

Non, c’est une illusion. Cette loi, odieuse dans ses intentions, sera inefficace dans ses conséquences : elle fait miroiter aux propriétaires bailleurs la perspective d’expulsions plus faciles. Mais comme les moyens alloués à la Justice, aux préfectures et aux services de police ne vont pas augmenter, elle ne fera qu’engorger un peu plus la file d’attente devant les tribunaux, les préfectures ou les commissariats pour obtenir une expulsion. C’est une fausse promesse. Propos recueillis par Isabelle Motrot

Cette interview est extraite du Journal d’ATD Quart Monde d’avril 2024.

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