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Les jeunes en situation de grande pauvreté « ont en eux des trésors de non-violence »

Depuis plus de 40 ans, Laurent Lehuen est allié d’ATD Quart Monde pour « mettre un peu en pratique une utopie ».

Isabelle, Diego, Gwendoline, Xavier… Lorsqu’il évoque ses 43 années d’engagement à ATD Quart Monde, Laurent Lehuen égrène, presque à chaque phrase, les prénoms des personnes qu’il a rencontrées. Et pour chacune d’elles, il raconte une anecdote ou un souvenir.

Dans son récit, le premier « personnage clé » est Denys. Étudiant à partir de fin 1978 à l’École des mines de Nancy, comme Laurent, il connaît déjà le Mouvement et l’entraîne à sa première réunion avec ATD Quart Monde. « Une réalité m’a sauté à la figure : il y avait encore des familles vivant dans la misère en France. Cela a fait ressurgir des souvenirs d’enfance. Je me suis souvenu d’une dame que je voyais souvent. Elle avait l’air très triste et on l’appelait la ‘bonémienne’, avec notre langage d’enfants. J’ai compris que j’avais dû souvent passer à côté de gens très pauvres, sans comprendre. »

Le nouvel arrivant est très vite chargé, avec Denys et un groupe d’étudiants, d’aller parler du Mouvement sur les places de marché et dans les établissements scolaires, diffuser le journal, les livres… La colocation dans laquelle il vit avec cinq autres jeunes devient alors « un peu l’annexe du local d’ATD Quart Monde ». Lors d’une formation d’accueil des nouveaux arrivants, il rencontre sa future femme, Pascale. « ATD Quart Monde, c’est quand même aussi une très bonne agence matrimoniale. Mon frère y a également fait la connaissance de son épouse », s’amuse-t-il.

Le groupe d’amis se soude par ailleurs face à un événement tragique : le meurtre, en Ardèche, de deux d’entre eux, Isabelle et Philippe. « Cela nous a profondément marqués. Nous avons noué une amitié très forte avec le groupe de musique dans lequel Philippe jouait, le Groupe Sans Gain. Un an après, ils ont organisé un bal folk avec ATD Quart Monde, pour leur rendre hommage. Ce bal a toujours lieu, chaque année, 40 ans après. »

Créer un lieu commun

Opposé au service militaire, Laurent devient, en 1982, objecteur de conscience et réalise son service civil à ATD Quart Monde. Après quelques mois passés à Pierrelaye et Méry-sur-Oise, il est renvoyé à Nancy par le fondateur du Mouvement, Joseph Wresinski, pour qui il n’est alors pas envisageable de le laisser vivre loin de sa femme, encore étudiante en Lorraine. Sa mission est de rassembler les alliés, ce qui n’est pas simple. « Il y avait plusieurs pôles, un sur le logement, un autre sur la santé et une Bibliothèque de rue dans un troisième quartier. Je n’arrivais pas à proposer des actions communes. C’était assez frustrant. »

Le jeune homme se sent alors très seul, face à des alliés qui ne s’entendent pas forcément entre eux et ont de fortes personnalités. Il livre son désarroi à une volontaire permanente, Bernadette. Elle lui conseille de faire évoluer sa mission et de partir à la recherche d’une Maison Quart Monde. « Cela a tout changé. Nous avons fait des chantiers tous ensemble, pour créer un lieu commun, où nous avons pu faire naître l’Université populaire Quart Monde. » Depuis cette période, Laurent répète souvent une sorte de mantra : « ne jamais laisser personne seul dans la lutte face à la misère, qu’on soit confronté à la grande pauvreté dans sa vie ou qu’on soit confronté aux difficultés de s’engager dans la lutte ».

Des moments forts

Laurent voit ensuite son engagement évoluer en cohérence avec sa vie familiale. Il s’étonne, au fil des ans, de voir à quel point le Mouvement « sait faire du sur-mesure pour trouver une place à chacun ». Il devient d’abord responsable des journées familiales, où il vient lui-même avec sa femme et ses quatre enfants, puis d’un groupe jeunes. Il est également membre de l’équipe d’animation régionale et participe, plus récemment, à la Bibliothèque de rue de Lunéville.

L’allié d’ATD Quart Monde s’attache à toujours permettre la rencontre entre des personnes de milieux différents. Il propose ainsi aux jeunes de Lunéville d’aller animer des ateliers de théâtre-forum à Sciences Po, à Nancy. Des moments forts et formateurs pour tous. « Une fois, on avait mis en scène une expérience vécue par Jimmy : de la discrimination à l’embauche, à cause de son adresse, dans un quartier extrêmement mal vu. On a aussi joué une scène qui avait profondément humilié un membre du groupe, accusé à tort d’avoir volé dans un grand magasin. Tous les jeunes ont pu mieux comprendre le sentiment d’humiliation du jeune homme, mais aussi voir que le vigile était, lui-aussi, victime d’une oppression. »

Valeurs humaines

Sportif, Laurent multiplie également avec les jeunes les sorties vélo, les randonnées dans les Vosges et en haute montagne avec l’association 82-4000. « Cela rejoint des valeurs importantes pour moi : l’amour de la montagne, le respect de la nature, le goût de l’effort. Cela me plaît énormément de transmettre ça à des jeunes. » Adepte de la non-violence, il est souvent impressionné par « les trésors de non-violence qu’ont en eux les jeunes en grande pauvreté, qui inventent des stratégies pour déjouer la violence qu’ils subissent chaque jour ».

En évoquant les « gens géniaux rencontrés grâce au Mouvement », il cite encore Nathalia, Mathilde, Sylvie, François, Johnny et s’excuse « d’oublier des gens ». Avec tous, il a « retrouvé des valeurs humaines essentielles pour pouvoir continuer à vivre ensemble ». Pour lui, « ATD Quart Monde donne la possibilité de mettre un peu en pratique une utopie, de voir qu’il y a des gens qui ne baissent pas les bras et sont prêts à relever des défis difficiles ».

 

Cet article est extrait du Journal d’ATD Quart Monde de février 2022.

Photo : © Laurent Lehuen