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Georges-Paul Cuny « On ne ressort pas indemne d’une rencontre avec Joseph Wresinski »

Georges-Paul Cuny est allié d’ATD Quart Monde depuis 1984. Il publie une biographie passionnée et passionnante du fondateur d’ATD Quart Monde(1).

Quand avez-vous rencontré Joseph Wresinski ?

En 1984, lorsqu’il lui fut proposé d’animer des rencontres dans notre paroisse. Depuis mon enfance, j’avais été sensibilisé aux questions de pauvreté par ma mère. Ma grand-mère maternelle, veuve de guerre, vivait avec de modestes revenus. Elle et ses deux filles passaient pour les « défavorisés » de la famille et ma mère en a été humiliée. Plus tard, mariée, si elle vécut avec beaucoup plus de facilité, elle ne l’a jamais oublié. Avec mon père, elle a imprégné les douze enfants de notre famille d’un esprit d’attention aux pauvres.

Comment s’est nouée votre relation avec Joseph Wresinski ?

Dès qu’il a su que j’avais publié deux livres, il m’a demandé d’écrire un roman et m’a donné accès – « ce qui arrive rarement », m’a-t-il dit – aux comptes-rendus quotidiens de volontaires permanents du Mouvement qui agissent avec des familles en grande précarité. Il m’a fallu des années pour intérioriser ces lectures. De sorte que je n’ai écrit Dancing nuage(2) que bien après sa mort.

Comment avez-vous appris à écrire ?

CUNY_Wresinski_200C’est étrange parce que j’étais mauvais élève : je n’ai eu 4 sur 20 en français au bac. Pourtant je voulais écrire et j’ai commencé à le faire régulièrement à partir de 24 ans. Mais c’est seulement dix ans plus tard qu’une page est enfin venue qui m’était vraiment personnelle.
Écrire est l’acte qui me donne avec le moins d’incertitude le sentiment d’exister. En même temps, c’est difficile. Les mots ne se laissent pas sagement coucher sur la page : il faut les en arracher. Ils ne se laissent pas toujours « dompter » comme on le voudrait. Et lorsqu’on écrit un roman ou une biographie, il reste toujours certaines choses essentielles que l’on n’arrive pas à exprimer. On ne peut pas résumer un être, pas plus qu’on ne parvient à en dévoiler tous les recoins…

Quand est né le projet d’écrire une biographie de Joseph Wresinski ?

Quand je l’ai connu, j’ai compris très vite que j’aurais un jour à écrire sur lui. Alwine de Vos(3) m’en parlait souvent. J’ai fait plusieurs tentatives d’écriture, mais n’y arrivant pas, j’avais fini par renoncer. En 2010, un éditeur m’a demandé un portrait du père Joseph en une centaine de pages. Après avoir hésité, je me suis relancé. Mais mon manuscrit n’a pas convaincu l’éditeur et je l’ai proposé à d’autres. Ma chance fut alors d’avoir retenu l’attention des éditions Albin Michel, qui néanmoins ont souhaité que je retravaille entièrement mon texte. Ce que j’ai fait en 2013 sous la gouverne de Jean Mouttapa.

On voit aux multiples notes réparties dans le livre que vous avez effectué des recherches poussées dans les archives…

Oui. J’ai été très aidé par de nombreuses personnes du Centre international Joseph Wresinski(4) – et en particulier Gabrielle Erpicum et Marc Leclerc. J’ai lu aussi les différentes biographies qui lui ont été consacrées(5). Mon livre fourmille de citations, mais il ne contient pas d’informations nouvelles sur la vie de Wresinski. Seulement, j’essaie autant que possible d’aller au-delà des simples événements. J’étais frappé du fait que Joseph ne cessait de dépasser l’événement pour accéder à sa signification.

Vous vous interrogez en effet sans arrêt dans votre livre…

J’ai retenu de lui qu’on apprenait souvent davantage de ses interrogations que de ses réponses.

C’est aussi une manière d’impliquer le lecteur dans sa découverte de la vie de Joseph Wresinski…

Oui. Wresinski lisait la plume à la main. Un livre n’est vraiment lu que si le lecteur le réécrit lui-même, avec sa pensée. J’espère que les lecteurs ressentiront comme moi que l’on ne sort pas indemne d’une rencontre avec Joseph Wresinski.

En quoi auriez-vous été différent si vous ne l’aviez pas rencontré ?

Sa rencontre n’a pas changé ma vie professionnelle. À plusieurs moments de ma vie, j’aurais sans doute voulu m’engager à plein temps à ATD Quart Monde. Mais ce n’est pas finalement ce que la vie a voulu. Wresinski ne me l’a d’ailleurs jamais demandé. À un médecin de mon âge qui voulait devenir permanent d’ATD Quart Monde, il a dit : « Restez un bon docteur. Et surtout : ne laissez pas les gens mourir seuls ! » Un jour, je lui ai demandé : « J’ai une maison de campagne. Puis-je la vendre et vous donner le produit de la vente ? » Il a répondu : « Non, mettez-y des fleurs et ouvrez-la ». C’était un conseil très réaliste. La grande force de Joseph Wresinski était de prendre les gens là où ils étaient, comme ils étaient. Je n’ai pas changé de vie, et cela reste un problème, mais mes sentiments, ma pensée, ma spiritualité, mon écriture ont été radicalement changés.

Propos recueillis par Jean-Christophe Sarrot

En 1968 dans le bidonville de la Campa près de Paris, Joseph Wresinski discute avec la police venue procéder à des expulsions (photo Loïc Prat, extraite du livre).
En 1968 dans le bidonville de la Campa près de Paris, Joseph Wresinski discute avec la police venue procéder à des expulsions (photo Loïc Prat, extraite du livre).

Extrait
Vient un jour comme les Wrzesinski ne pouvaient l’imaginer. Un camion envahit l’impasse. Son chauffeur le vide sur la chaussée qui s’encombre d’un bric-à-brac de foire. Qu’est-il arrivé à Wladislow(6) pour qu’il fasse à sa famille si dispendieux cadeau ? Sait-il à présent gagner sa vie ? En désespoir des siens, veut-il par cet envoi de solde demeurer la seule vigie de son âme solitaire ? Comment a-t-il préparé ce déménagement épars sur le trottoir ? Vaisselle, vêtements, une baignoire avec des tringles à rideaux, deux lits où s’empilent des revues techniques désuètes… Et puis, incongrus sur le pavé, deux instruments de musique : un piano qu’il destine à sa fille, et un violon qui sera pour les garçons.
[…] Cet instrument alimente la querelleuse vindicte des voisins. Un piano ? Quand on reçoit sa pitance de la soupe populaire ? Tout le quartier ne sait-il pas que les enfants vont quotidiennement quêter la garbure dans un grand bidon de cinq litres ? Que leurs camarades d’école les moquent en leur jetant : « Ta mère ne sait même pas faire la soupe ! »  Un piano, ça ferait de l’argent. Qui dira l’effarement de cette inconvenance : un piano au centre d’un logis de misère qui n’a pas encore l’électricité ? A-t-on besoin d’art quand on manque de pain ? Quel droit avez-vous à la beauté ?
(Georges-Paul Cuny, L’homme qui déclara la guerre à la misère. Joseph Wresinski, le fondateur d’ATD Quart Monde, pages 49-51)