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Feuilleton – J’ai cherché si c’était vrai – #14 (fin)

De L’Oréal aux bidonvilles de la banlieue parisienne, des ghettos new-yorkais aux favelas brésiliennes, le récit d’un combat dédié à tous ceux qui cherchent à « faire bouger les choses ».
Le temps du confinement, les Éditions Quart Monde vous proposent de lire (ou relire) gratuitement le très beau récit d’engagement  J’ai cherché si c’était vrai. Bernadette Cornuau, une femme engagée, mis en mots par Jean-Michel Defromont et, pour l’occasion, en images par Petite Poissone.
Aujourd’hui, dernier épisode.
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Épisode précédent

 

 

 

 

 

XXIV

Je ne peux pas entendre que j’ai du courage

La semaine qui vient de passer a bien failli être la dernière. Puis, après une crise qui l’asphyxiait, elle a recouvré un peu d’autonomie. Malgré la fatigue et les visites, j’ai à peine le temps d’allumer mon petit magnéto, elle démarre :

« Souvent, dans le volontariat, on sépare les célibataires des familles. Je ne trouve ça pas juste. Par expérience personnelle, et je suis sûre que je ne suis pas la seule, il y a des personnes de notre famille qui représentent autant pour nous que les enfants pour des parents… Par exemple, tu vois, mon neveu et ma sœur sont tout pour moi. Et le grand regret de ma vie, c’est que j’ai été éloignée d’eux quand je devais leur être proche. »

Elle marque une pause, vérifie :

– J’ai dit: « C’est le plus grand regret de ma vie ? »

– Oui.

Nouveau silence, puis très lentement:

« Par exemple, tout récemment, mon neveu me disait: “Tu venais à Noël chez nous, c’était un bon moment, mais tu regardais toujours l’heure pour revenir à Noisy ou à La Cerisaie.” »

Ses phrases progressent, tendues, comme les pas d’une funambule sur son fil.

« Il y a aussi un grand regret, c’est que je n’ai pas été à la hauteur la dernière année de ma mère, à Méry, lorsqu’elle était paralysée. Je m’impatientais. Les années, auparavant, j’avais su l’accompagner dans les rendez-vous de santé, administratifs et autres. Pendant toutes les vacances, elle avait été si heureuse, elle aimait la beauté, elle aimait l’océan, elle aimait le printemps. Mais la dernière année était sans doute la plus importante pour elle, et je n’ai pas été à la hauteur. »

J’écoute, j’écris, je me tais. Je saurai par son neveu qu’elle lui avait donné le meilleur d’elle-même, au point de s’en rendre malade. Je pense aussi à ma propre mère, à la dernière année de sa vie…

Mais Bernadette n’en a pas fini des reproches qu’elle se fait : « Souvent, dans ces circonstances, je ne peux pas entendre… que j’ai du courage, car je n’en ai pas. Car je n’en ai pas eu… J’étais heureuse dans le mouvement, ce n’était pas du courage. J’étais éloignée de mon neveu, de ma sœur, de ma mère la dernière année, c’était un manque de discernement et de courage. »

Nouveau silence.

– Voilà ce que je voulais dire… Je ne veux pas m’arrêter là-dessus, mais je ne voulais pas l’oublier.

Et puis elle me questionne :

– Tu voulais me dire autre chose ?

Un peu gêné, je réponds :

– Non. J’avais le texte de la fois dernière à te lire éventuellement, mais c’est pas la peine, c’est trop fatiguant.

– Oh ben, peut-être ça on peut le faire… puisque c’est toi qui fais le travail.

Sa voix, maintenant teintée d’humour, ne vacille plus. Je reprends le périple en Israël. En écho à ma lecture, son rire fait du bien. Quand j’ai fini, elle dit:

– C’est bien, mais il y a quelque chose qu’il faut ajouter.

– Vas-y.

– Quand on parle de Mary, que c’était si dur pour elle de vivre jour et nuit avec ces familles dans la maison de Frimhurst, t’as pas mis qu’elle m’avait permis de rester dans le mouvement, en me disant, à propos des volontaires: « C’est pas possible que les plus jeunes persistent dans cette vie-là, dans ce malheur, et que leurs aînés partent. » Elle n’a pas dit « les abandonnent », mais c’est tout comme.

Puis elle ajoute :

– Nous ne pouvons que rester avec eux [les plus jeunes] pour eux-mêmes, et aussi pour ce mouvement où se croisent le souci des personnes et celui du combat, dans toutes les décisions.

*

Plusieurs jours plus tard, alors que je rédige ces pages, me reviennent ses paroles d’il y a tout juste un an. Déjà, elle avait abordé le sujet de sa famille, mais à la place du mot « regret », elle avait mis le mot « peine » : « … Peine d’avoir été éloignée de mes proches pendant longtemps… Pas de cœur, mais… Brigitte, Gael, ma mère aussi. J’étais prise entièrement, toute ma vie en fait. Ça c’est une peine. »

À ce moment-là, elle avait également parlé de son propre célibat, pas tant d’un manque dans sa vie amoureuse, mais plutôt le fait de n’avoir jamais été mère : « Une autre peine, c’est de ne pas avoir eu d’enfants, parce que c’est sûr, j’adore les enfants. C’est vrai, ça m’a manqué de ne pas vivre avec quelqu’un que j’aime. Mais davantage de ne pas avoir eu d’enfants, je crois.

– Tu veux dire : un être humain qui vienne de toi ?

– Voilà, vienne de moi, de moi et d’un homme bien sûr. Et de le faire grandir. Ça m’a manqué. Mais pendant longtemps, dans le mouvement, avec les dix, quinze, vingt premiers volontaires, on a cru qu’il fallait être complètement libre. C’est une peine, mais on ne peut pas tout avoir. La vie n’est pas toujours ce qu’on voudrait en tout.

XXV

Un long voyage vers la mer

L’amylose, une de ces maladies aussi rares que fatales, aura fini par emporter Bernadette le 9 juin 2012. À l’hôpital, Brigitte, sa sœur jumelle, put l’accompagner jusqu’au bout. Je me souviens de leur soixante-dix-huitième anniversaire, le dernier pour Bernadette qui n’avait pas voulu qu’on la prenne en photo. Ni photos, ni phrases donc sur ces dernières heures qui leur appartiennent désormais, à elle et à sa sœur.

La veille au soir, Anne-Claire Brand, une de ses amies si proches jusqu’à la fin, nous a conviés pour un repas avec Brigitte et Gael, son fils. Découvrant nos racines communes dans le Nord de la France, avec Gael, nous avons parlé « ch’ti », tout heureux de cette connivence inattendue, comme si notre histoire était de toujours.

Cette histoire aura donc commencé par un repas et se sera terminée par un repas. Des funérailles, de la musique soigneusement choisie par Bernadette (en 2006 ! probablement dès qu’elle avait appris la nature incurable de son mal) entre Bach, Rostropovitch et Mendelssohn, je retiens surtout cet incroyable solo de Gael, à la guitare fretless (basse électrique au manche lisse et sans repère, comme sur une contrebasse), soudant une assistance silencieuse, autour du grand cèdre à tête penchée, à deux pas de la tombe du père Joseph.

Récemment, il avait tenu à nous dire : « Il y a un merci que j’aimerais lui faire. C’est Bernadette qui a forgé ma conscience politique au sens noble du terme. C’est elle qui m’a ouvert aux droits de l’homme. En 1964, elle était aux USA, c’était la guerre du Vietnam. Elle m’a raconté quand elle avait marché avec Martin Luther King. Elle m’avait ramené un disque de chansons, enregistré par Pete Seeger pendant ces manifestations antiségrégationnistes. Elle m’avait expliqué en détail, me traduisant tout ce qui se disait… Bernadette a opéré une prise de conscience, humaine et politique, dans sa famille, au sein du mouvement, au sein des collectivités. »

*

Je finis cet ouvrage en Bretagne, près de la mer qu’elle aimait tant. Au début de nos entretiens, Bernadette avait évoqué une histoire d’escapade ancrée dans la légende familiale : son père les emmenait en voiture, en pleine nuit, depuis Paris jusqu’en Bretagne, sa mère, sa sœur et elle encore bébés, toutes deux enveloppées dans une couverture. Mille kilomètres aller-retour juste pour admirer les vagues échevelées d’une tempête sur la pointe du Raz…

Je la vois d’ici, la mer, aujourd’hui sage, elle qui ne retient jamais son souffle. Là-bas, paisibles sur le sable ridé, les vagues s’esquivent.

XXVI

J’ai cherché si c’était vrai

« Je vous dis une dernière chose. Après, je m’arrête pour de bon. Florence, quand j’étais à l’hôpital, m’a écrit un petit mot gentil en me demandant quelle était ma lumière. Je ne m’étais jamais posé la question. Elle m’a fait réfléchir pendant au moins deux jours et deux nuits. J’ai trouvé assez vite, et après j’ai cherché si c’était vrai. Je n’ai pas voulu m’arrêter à la première chose qui m’était venue en tête.

Et c’est sûr que, ma lumière, ce sont tous ces jeunes qui sont autant engagés que nous lorsque nous étions jeunes. C’est vraiment ce qui me fait vivre. Pas seulement ce qui me fait vivre moi, ce qui vous fait vivre aussi. »

 

Remerciements

 

De l’ auteur
Merci à Anne-Claire Brand, pour ses premières interviews de Bernadette Cornuau, son soutien fraternel et son discernement. Chaque recoin de ces pages aura été mûri avec elle. Cadeau de Bernadette qui nous avait demandé de terminer son livre ensemble.
Merci à Eugène Notermans, l’ami fidèle, pour son accompagnement pa- tient ; à Laurence Bervas pour son précieux concours ; à Didier Williame pour sa contribution décisive à la publication de cet ouvrage ; merci également à tous les relecteurs pour la perspicacité de leurs conseils.
Et merci à Gael et Brigitte Cornuau pour leurs précisions biographiques et leur constante bienveillance.

 

*

 

De Brigitte Cornuau
Merci très chaleureux aux amis de ma sœur qui se sont relayés jours et nuits auprès d’elle durant les dernières années de sa vie. Et un merci tout particulier à Marie-Claire Droz.

 

De Gael Cornuau
Une profonde gratitude à toutes celles et ceux qui ont entouré ma tante et sa famille durant l’éprouvante et inhumaine traversée de sa maladie, de son agonie et de la cérémonie d’enterrement. Impossible, hélas, de vous citer tous, mais vous savez. Vous êtes dans mon Cœur.
Ma « Tatie » me manque tous les jours un peu plus, c’est si dur de vivre sans elle. Merci de tout cœur à Jean-Michel Defromont et Anne-Claire Brand dont le travail attentif laisse une trace vivante d’Elle.

 

FIN

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