« Tout au long de ce livre, je me suis efforcé d’analyser et de défendre une approche particulière du développement, conçu comme le processus d’expansion des libertés substantielles dont les gens disposent. J’ai utilisé la perspective des libertés, à la fois dans l’analyse évaluationnelle, comme moyen d’estimer les changements et dans l’analyse descriptive et prévisionnelle en percevant la liberté comme un facteur déterminant du changement. »

En effet tout son livre construit méthodiquement un « nouveau modèle économique », sans récuser les approches classiques, mais en refusant leurs hypothèses réductionnistes et en donnant au contraire toute leur place – tant dans l’analyse que dans l’évaluation des moyens et des fins – aux facteurs humains habituellement négligés. Il choisit d’emblée « la perspective de la liberté » et distingue alors « les processus qui permettent l’exercice d’un libre choix dans l’action et les possibilités réelles qui s’offrent aux individus, compte tenu des conditions de vie dans lesquelles ils évoluent ».

Il porte une attention particulière aux « capacités dont jouissent des individus pour diriger leur vie comme ils l’entendent, c’est-à-dire en accord avec les valeurs qu’ils respectent ». L’environnement social et politique peut jouer sur ces capacités et réciproquement elles peuvent aussi s’exercer pour le faire évoluer.

De nombreux exemples illustrent la pertinence de ce modèle à plusieurs dimensions :
– Ainsi, l’état du Kerala, en dépit d’une croissance modérée, a connu un rythme de réduction de la pauvreté plus rapide que les autres états indiens en s’appuyant sur la diffusion de l’éducation, de la santé et sur une politique de redistribution des terres.
– Pour ce qui est de la réduction du chômage, on voit aisément la supériorité d’une approche multidimensionnelle sur celle de la seule mesure des revenus : « les nuisances du chômage s’étendent loin au-delà de la perte des revenus et affectent l’équilibre psychologique, la motivation professionnelle, les compétences et l’estime de soi » et détériore tout l’environnement (relations familiales, sociales, tensions raciales, etc.).
– Le modèle est également mis en œuvre dans son évaluation des différentes politiques publiques adoptées en Europe, aux États-Unis et en Asie.

Enfin, Amartya Sen développe de manière tout à fait convaincante les avantages de la démocratie, – il a démontré dans ses précédents ouvrages qu’aucune famine n’a jamais été constatée dans un pays démocratique -, aussi bien quant à ses effets du point de vue de l’intérêt général que pour le développement des capacités de liberté des agents  de démocratie que sont les êtres humains individuellement.

Il n’est pas pour autant partisan de l’abolition du marché. Il s’agit bien plutôt de l’encadrer en l’obligeant au respect des valeurs qu’il ignore. Il s’agit aussi de lui donner des moyens d’évaluation complémentaires dans les dimensions qu’il n’est pas en mesure d’approcher directement.

Cette nouvelle conception de l’économie par le développement des libertés pourrait bien se révéler à la hauteur des enjeux de société qui divisent actuellement les économistes (et les politiques) ; son projet est précisément d’ajouter aux connaissances et manières de voir actuelles les dimensions non encore intégrées dans les modèles, faute d’ambition ou de technique. En ce sens, il s’agit bien d’un nouveau modèle économique… prometteur.

Jean-Pierre Touchard

Éditions Odile Jacob – 2003 – 479 p.