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Les gens de rien

Les gens de rien

L’auteur écrit l’histoire des pauvres non seulement à travers le regard que la société porte sur eux, mais aussi à travers leur vécu propre : c’est tout l’intérêt de ce livre que d’arriver à situer la pauvreté dans un contexte historique, sans pour autant occulter l’histoire individuelle de chacun.

Une histoire de la grande pauvreté dans la France du XXe siècle.

A travers cette Histoire de la grande pauvreté dans la France du XXe siècle, c’est bien des « Gens de rien » qu’André. Gueslin nous parle. S’il évoque la difficulté à donner la parole aux « personnes démunies de tout et sans espoir de l’obtenir », il n’en parvient pas moins à écrire l’histoire de ceux dont la voix n’est que rarement entendue.

Tout au long du vingtième siècle, la nature de la pauvreté comme le regard porté sur elle ont en effet beaucoup évolué. Au lendemain de la Grande Guerre, l’ampleur des destructions légitime l’intervention de l’Etat qui, progressivement, sera désigné sous le vocable « Etat-Providence » … mais l’Etat intervient de manière essentiellement normative, laissant aux œuvres et « entrepreneurs de morale » le soin de « s’occuper des pauvres ». On assiste alors à la professionnalisation de l’assistance, bien souvent synonyme de contrôle social. Le catholicisme social dispute au communisme le monopole du contrôle des « classes dangereuses ».

Avec la grande crise des années 1930 et le chômage massif qui l’accompagne, la représentation extrêmement négative du pauvre (le fainéant, l’incapable, le vicieux) reste prégnante, mais on peut déjà discerner les prémices d’une véritable politique d’assistance sociale.

La période des années sombres voit l’interdiction des œuvres traditionnelles, mais ces dernières renaissent dès 1944, et ce sont finalement les impératifs de la Reconstruction qui permettent de reposer le problème de la pauvreté : celle-ci, loin d’être marginale, touche au sortir de la guerre une frange importante de la population.

Dès lors, les œuvres caritatives connaissent un nouvel essor, tandis que l’Etat pose les premiers jalons d’une protection sociale qui ne soulage pourtant en rien la situation des plus pauvres. Le Secours catholique éclipse alors les œuvres de l’entre-deux guerres quand le Secours populaire s’affirme lui aussi comme une œuvre incontournable.

Les pauvres ne se trouvent plus perçus de la même manière : là où, auparavant, la qualité de pauvre s’inscrivait dans un ordre social perçu comme « naturel », cette dernière semble, pendant les Trente Glorieuses, plutôt liée à une « inadaptation sociale ». Ainsi, les bureaux de bienfaisance et les bureaux d’assistance se muent-ils en bureaux d’action sociale. Progressivement, une véritable politique sociale (aides sociales, aides au logement, retraites, protection sociale…) est mise en place. Pourtant, la grande pauvreté subsiste, et les plus pauvres restent véritablement à l’écart d’une société de consommation en plein développement. A cet égard, la naissance d’Emmaüs constitue un premier tournant : les « compagnons » se prennent en charge eux-mêmes, et la société n’est plus à même de stigmatiser ceux qui vivent « aux crochets » des autres.

L’appel de l’abbé Pierre de 1954, destiné à « éveiller les consciences », participe de la médiatisation naissante de la pauvreté : l’image des plus pauvres ne s’inscrit plus seulement en négatif dans l’inconscient collectif, elle s’intègre désormais à une véritable réflexion sur la société à bâtir.

Cette réflexion, initiée par des associations caritatives, l’Etat la reprend progressivement à son compte. Ainsi, après l’abbé Pierre, le père Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde, interpelle les autorités pour que la voix des plus pauvres soit entendue au niveau institutionnel. Le rapport qu’il présente devant le Conseil économique et social en 1987 illustre la « nouvelle donne » en matière de pauvreté : les œuvres et associations caritatives ne se substituent plus à l’Etat, elles agissent en complémentarité avec lui. ATD Quart Monde puis d’autres associations luttent pour que la dignité des plus pauvres soit reconnue, et à la fin du vingtième siècle, les plus pauvres ne sont plus perçus comme des individus fainéants ou inadaptés, bien que la société – et singulièrement les « entrepreneurs de morale » – ignore largement les conditions dans lesquelles ils vivent.

Ce vaste panorama historique, s’il traduit bien les évolutions de la grande pauvreté, celles de sa perception comme celles de son « traitement », n’en fait pas moins une large place au quotidien des plus pauvres. Ainsi, l’auteur décrit avec minutie les activités et les conditions de vie des plus pauvres, qui ne sauraient pour autant être appréhendées en termes globaux.

A travers des « histoires de vie », il donne la voix à des personnes vivant dans une extrême pauvreté, et tente de dessiner les contours d’une « anthropologie des pauvres », cherchant à dégager quelques spécificités du monde de la grande pauvreté, tout en se gardant d’évoquer une quelconque « culture de la pauvreté ».

Etre pauvre au vingtième siècle, c’est être « sans importance et méprisable » aux yeux du plus grand nombre. Bien souvent, le mépris à l’égard des pauvres s’accompagne d’une réelle peur à l’égard de classes perçues comme « dangereuses ». La « conservation de l’ordre social » implique la souffrance des pauvres, dans leur chair comme dans leur être, et en retour, les plus pauvres adoptent des « attitudes propres », des comportements qui viennent renforcer leur exclusion.

André Gueslin brosse un tableau de la pauvreté aux antipodes du regard tantôt condescendant, tantôt méprisant porté sur les plus pauvres : les données historiques, sociologiques, démographiques, statistiques côtoient les œuvres d’écrivains contemporains (Céline, Pagnol, Ravalec…) mais aussi et surtout les paroles des plus pauvres (habitants de Noisy le Grand, chiffonniers d’Emmaüs, sans-abri de Paris…)

Raphaël Breton

Éditions Fayard – 2004 – 456 p.

Compte rendu publié dans la Revue Quart Monde n° 190 : Choisir d’agir.