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La guerre des pauvres

La guerre des pauvres

"Les exaspérés sont ainsi, ils jaillisssent de la tête des peuples comme les fantômes sortent des murs."

La structure sociale en trois ordres, théorisée dès le 8e siècle, s’affirme au cours des siècles suivants pour devenir inattaquable aux 15e et 16e siècles. Toute remise en cause est un « crime de nouvelleté » condamné et puni. La société est figée dans ce carcan. Les inégalités s’accroissent car le fossé se creuse entre riches et pauvres d’autant que les trois états ne comprennent que la noblesse, le clergé et les bourgeois. […]

Une grande part de la littérature médiévale se fait l’écho du mépris et de la peur des pauvres. Pour Christine de Pisan (1363-1430 ?) « De tels gens en vérité doit-on avoir peu de pitié… que mesaise aient, c’est droiture ». Eustache Deschamps (1346-1407) renchérit : « …puissans, larrons, atruandez, oyseux, faillis, dont nul bien ne peut estre » et préconise « advisez-y baillis et sénéchaux, prenez, pendez et ce sera bien fait » ! Cette vision de l ‘ordre des choses s’appuie sur la tradition chrétienne pour laquelle le paradis terrestre est irrémédiablement perdu, donc l’inégalité, l’esclavage, les gouvernements coercitifs et la propriété privée, bien que ne faisant pas partie du dessein initial de Dieu, ne sont que la conséquence de la chute. […]

Le roman de Renard (12e-13e siècles) inaugure une longue série de remontrances contre l’Église et ses représentants et leur collusion avec les nobles pour opprimer le peuple. Pas étonnant que certains ecclésiastiques réfutent la vision d’une société figée dans ses inégalités, veuillent retourner à l’esprit des écritures qui magnifient les pauvres, et que leurs idées soulèvent les foules de « gueux » […].

C’est de tous ces mouvements que s’inspire Thomas Münster, prêtre issu du peuple, pour prêcher avec succès un monde égalitaire. Il renverse l’appel de Deschamps pour le retourner contre les nobles et les puissants. Après les avoir suppliés de mettre fin aux injustices il les menace : « S’il en est autrement, le glaive leur sera enlevé et sera donné au peuple en colère ». Sa colère et le nombre de ses adeptes s’accroissent avec l’immobilisme des puissants, jusqu’à la révolte armée des gueux qui se répand en Allemagne occidentale et sera réprimée sauvagement.

C’est l’histoire de cet homme, enragé par la misère, la faim, la maladie, l’humiliation, la guenille, les taxes, maux communs au peuple de son temps, de cet homme singulier, aussi unique qu’universel, aussi imprégné de son époque qu’intemporel, de ce fanatique religieux qui prenant à la lettre les écritures se propose de renverser la roue de la fortune qui permet aux puissants d’accabler ceux qui ne le sont pas, que nous conte Eric Vuillard, avec son style vif, rapide et parfois cru. Une histoire qui doit être méditée en nos temps incertains où devant l’accroissement des inégalités et l’incertitude du présent comme du futur, la colère prend le pas sur la raison. Il serait temps que nos puissants prennent conscience que « les exaspérés sont ainsi, ils jaillissent de la tête des peuples comme les fantômes sortent des murs », selon l’une de ces formules dont Vuillard a le secret.
Un livre d’une grande modernité, à lire absolument.

Éditions Actes Sud – Un endroit où aller – 2019 – 68 p.

Extraits du compte-rendu de Thierry Vissol dans la Revue Quart Monde n° 250 : Justice, climat : même combat !