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La fraternité, un espoir en clair-obscur

La fraternité, un espoir en clair-obscur

Catherine Chalier refait le parcours de la fraternité depuis ses sources grecques, romaines, hébraïques, et jusqu’à sa reprise par la république laïque ; pour en débusquer à la fois les faux-semblants, mais aussi les promesses.

La fraternité, troisième terme de la devise républicaine, citée également comme principe de référence dans la Déclaration universelle des droits de l’homme dans son article premier, n’en demeure pas moins dans un statut en « clair-obscur », comme l’explique Catherine Chalier dans son dernier livre. Cette professeure de philosophie à Paris 10 – Nanterre lui consacre en effet un ouvrage qui nous permet d’approfondir cette grande intuition de la fraternité apparue en Grèce il y a plus de deux mille cinq cents ans, mais qui reste encore largement insaisissable ; en proie à des ambiguïtés, à des contrefaçons, qu’une réflexion exigeante se doit de lever. La fraternité mérite mieux en effet que d’être galvaudée dans une rhétorique politique qui s’en réclame à l’occasion, mais sans guère de contreparties sociales et pratiques ; mérite mieux aussi que de rester cantonnée dans la sphère privée ou religieuse, comme la République française a cherché (et apparemment réussi) à le faire depuis la IIIème République. L’enjeu de penser la fraternité aujourd’hui n’est pas mince. Cette notion, plus qu’une notion d’ailleurs, mais une valeur et un espoir, ne pourrait-elle pas refonder notre être ensemble, au moment où il est plus que jamais menacé aussi bien par les passions individualistes que par les fièvres religieuses ou communautaires ?

Catherine Chalier refait le parcours de la fraternité depuis ses sources grecques, romaines, hébraïques, et jusqu’à sa reprise par la république laïque ; pour en débusquer à la fois les faux-semblants, mais aussi les promesses.

Sans cesse menacée ou obscurcie, la fraternité refait surface, insiste, nous fait signe. L’auteur nous propose alors de repenser, « ce grand signifiant flottant » de la fraternité à partir d’une approche qui s’inspire de son philosophe de référence, Emmanuel Levinas. Ce dont nous parle la fraternité c’est d’un « lien originel », qui transcende l’histoire, et qui nous fait frères en humanité : un lien « immémorial »,dit-elle, que nous pourrions retrouver dans le plus intime de notre conscience individuelle et collective, dans le plus authentique de notre expérience de vivant humain. La fraternité fait signe alors vers l’être humain appréhendé comme un, unique, dans son « unicité insubstituable » et qui permet de comprendre dans sa profondeur l’idée d’une création de l’être humain par un être transcendant qu’on appellera dieu, ou le divin, lui-même un-unique. Et l’idée d’un-unique apparaît alors comme fondatrice, de l’idée d’un « genre humain ». « L’espèce et le genre humain ne constitueraient en rien la base de la fraternité… (ils) reçoivent de la fraternité la qualification d’humains et non l’inverse, c’est-à-dire de l’existence d’individus uniques irremplaçables, qui se parlent ». Cette compréhension de la fraternité est alors ce qui rend possible un « entre-nous » destiné à être promu par les hommes dans leur histoire : bien au-delà ou en deçà de la solidarité (qu’on confond malencontreusement avec la fraternité), enfermée dans la sphère politique y compris et surtout même dans sa version démocratique. La fraternité, comme concept méta politique ouvre vers des dimensions éthiques, métaphysiques, propres à refonder un vivre ensemble humain, et pas seulement social.

A cet égard, la fraternité face à un monde qui côtoie les précipices, constitue comme l’indice d’un espoir, certes encore fragile. Mais la fraternité n’est-elle pas aussi la marque de l’homme qui puise sa force et son aspiration dans sa fragilité biologique et sociale ? Le beau livre de Catherine Chalier ne peut qu’affermir la pensée et l’engagement de tous ceux qui sont déterminés à l’exploration de notre devenir humain, au nom de la dignité de chaque un et comme le dit Levinas du « fait originel de la fraternité »

Bruno Mattéi

Ed. Buchet-Chastel – 2004 – 160 p.

Compte rendu publié dans la Revue Quart Monde n° 192 : Reconsidérer la pauvreté.