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Je vous salis ma rue

Je vous salis ma rue

Une psychiatre analyse les effets souvent irrémédiables de la vie dans la rue, perte des repères fondamentaux, mais aussi inutilité sociale et relégation qui entraînent une lente déshumanisation. Elle pointe les limites de notre système social devant cette réalité.

Clinique de la désocialisation

L’auteure, psychiatre, psychanalyste, collaborant au SAMU social de Paris et au Samu international, auteur de l’émission sur France Culture en 2005 « Dehors, en attendant demain », a recueilli ici des données concrètes et des réflexions sur son expérience auprès des SDF à Paris. Elle a emprunté à Prévert son titre, parodique, parce qu’il évoque à la fois la perte de leur dignité par les exclus et leur rejet par la société.

Il est vrai que le nombre croissant des SDF requiert une « urgence chronique », qui engendre une lassitude réciproque des assistés, des travailleurs sociaux et des associations et un certain cynisme de la part des populations plus favorisées. A présent, même les personnes non assistées ont peur d’être identifiées dans un avenir proche à ces exclus, tant les conditions de vie et de travail deviennent dures ou précaires.

L’auteur recense d’abord les « figures de la rue », qui ont été réduites à cette extrémité, par une série de carences accumulées : abandons par les parents, ruptures familiales, pertes d’emploi, et depuis 1980, impossibilité de se loger pour les « travailleurs pauvres ».
D’abord tous ceux qui recourent au 115, « révélateur de besoin d’identité » :
– les jeunes « nomades du vide », se livrant à la drogue, aux auto-mutilations, en groupes éphémères ;
– les sans-papiers, sombrant souvent dans la schizophrénie, par suite de lois aberrantes, les privant de leurs enfants ou les culpabilisant ;
– les femmes, exposées encore plus aux viols, à la prostitution, à un défaut d’hygiène, à un alcoolisme plus mal supporté que chez les hommes ;
– les chômeurs et travailleurs pauvres, ne se mêlant pas aux autres et ne bénéficiant plus de leur solidarité. « La souffrance individuelle a succédé à la révolte collective » ;
– les anciens enfants institutionnalisés, dont certains ont connu 17 placements dans des familles d’accueil;
– les personnes âgées, surtout celles entre 50 et 60 ans, difficilement adaptables à des maisons de retraite ;
– les malades mentaux, refusant les hôpitaux psychiatriques ;
– les malades, sans moyens financiers, ballottés de centres de soins en centres d’hébergement.

Puis l’auteur décrit le processus d’asphaltisation, par lequel ils perdent
– le sens du temps, sauf en cas de passages réguliers des travailleurs sociaux ou du SAMU,
– le sens de l’espace : ils se soudent à l’asphalte, au sol,
– le sens de la douleur, à cause de l’alcool, même s’ils luttent pour défendre leur territoire,
– le sens géographique, réitérant toujours les mêmes trajets.

Le quatrième chapitre « l’identité éclatée », décrit leur « disqualification sociale » au point qu’ils ne se reconnaissent pas dans le miroir, car « nous ne les avons plus regardés, ils ne se regardent plus ». La mémoire de leur passé, même de leurs enfants, est brouillée, des héritages dédaignés, car « il ne peut y avoir de résilience sans rêverie d’avenir ».

L’auteur en vient à dénoncer la violence subie sous plusieurs formes : questions administratives, hébergements éphémères, aberrations de l’urgence, système d’aide sans lendemain, la « chronisation de la violence ». Un véritable « contrat social devrait s’établir à l’échelle de la société » et non un échange fictif de contrat d’usager qui n’a en vue que l’adaptation des compétences aux lois et aux besoins du marché. Prendre en compte les deux seuils : passage du monde du travail à celui de la rue et, inversement, de la rue au monde du travail.

Folie à la rue ou folie de la rue ? On aurait tort d’assimiler leur trouble à un état pathologique antérieur. La psychiatrie a été désorganisée depuis 1990 et recourt de plus en plus aux psychotropes aux dépens de contacts suivis. Il s’agit de prendre soin plutôt que de donner des soins.

Clémence Boyer

Stock – Un ordre d’idées – 2007 – 187 p.