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« Les Droits de l’homme pour tous : relever ensemble le défi de l’unité »

Intervention de Pierre Saglio à Strasbourg le 17 octobre 2008

 

Cette intervention a eu lieu dans le cadre d’un colloque organisé par la Commission nationale consultative des droits de l’homme.

Quelle est mon expertise pour parler devant vous de cette question de l’indivisibilité des Droits de l’homme ? Ma seule légitimité vient de mon engagement au sein du mouvement ATD Quart Monde, cette Organisation Non Gouvernementale qui, depuis ses origines en 1957, est un mouvement des Droits de l’homme. Je partage pleinement, pour l’avoir moi-même vécu également, cette remarque de monsieur Imbert, ancien Directeur des Droits de l’homme au Conseil de l’Europe, qui disait après avoir rencontré le Père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde : « Il m’a aidé à mieux comprendre que, fondamentalement, les Droits de l’homme sont le droit d’être un homme et surtout que ce n’est pas pour le respect des droits qu’il faut se battre mais pour le respect des personnes privées de ces droits ; car chaque droit doit avoir pour nous un visage. »

En mars 87, dans une communication à la commission des droits de l’homme de l’ONU, le Père Joseph Wresinski précisait ainsi la façon dont nous concevons cette bataille : « le remède de l’homme, c’est l’homme, disent les Africains du Sud du Sahara. L’homme remède de l’homme pour des populations rongées par la trop longue et trop profonde pauvreté, ce sont des hommes, des femmes qui offrent leur personne, un temps significatif de leur vie, pour l’avancée d’autres hommes.» C’est ce compagnonnage et cette fraternité dans la durée avec des populations privées de droits qui fondent notre expertise et qui m’autorisent aujourd’hui à vous dire quelques mots.

La date de votre colloque n’est pas anodine : elle permet de situer clairement l’appel aux défenseurs des Droits de l’homme de Joseph Wresinski, lancé le 17 octobre 1987 lors de la première Journée mondiale du refus de la misère, dans la lignée de la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948. Dans cet appel, Joseph Wresinski nous appelle à nous unir, il en fait même « un devoir sacré », si nous voulons parvenir, comme le rappelait Geneviève de Gaulle Anthonioz, à ce que « tous accèdent aux droits de tous ».

« S’unir », voilà bien le défi qu’il nous faut relever pour que notre idéal commun des Droits de l’homme réponde à la plus haute aspiration de l’homme exprimée dans le préambule de la Déclaration universelle : «libérer l’homme de la terreur et de la misère».

Ce défi a, me semble t’il, plusieurs facettes.
– C’est le défi d’unir les droits fondamentaux sans les opposer ou les scinder, comme cela s’est passé et se passe encore entre droits économiques et sociaux et droits civils et politiques, parce que l’homme est indivisible et que chacun des droits inscrits dans la Déclaration universelle concourt au droit d’être un homme.
– C’est le défi d’unir les personnes dont ces droits sont violés et de nous unir à elles pour devenir, ensemble, sujets et acteurs de la mise en oeuvre des droits de tous. Les hommes étant libres et égaux en dignité et en droits (article premier de la Déclaration universelle de 48), ils doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité (préambule)
– C’est enfin le défi d’unir tous les partenaires chargés de la conception, la mise en oeuvre et l’évaluation des politiques locales, nationales ou internationales qui concourent à l’effectivité des droits fondamentaux, à l’accès de tous aux droits de tous.

Je voudrais illustrer ces trois défis et en souligner la pertinence en partant d’un exemple : le combat que mène actuellement un groupe de familles de la ville de Saint-Paul, dans le département de la Réunion, soutenues par l’équipe ATD Quart Monde de cette ville.

Le combat des familles de Grande Fontaine, à Saint-Paul de la Réunion

En 2007, Marie-José, membre active d’ATD Quart Monde à Saint-Paul de la Réunion sollicite Anne-Laurence, volontaire permanente, pour l’emmener chez sa tante qui vit dans des conditions inhumaines avec ses enfants. Anne-Laurence découvre ainsi, petit à petit, tout un groupe de familles vivant dans des cases totalement insalubres. Elles vont se mettre ensemble et, soutenues par les membres du groupe « accès aux droits fondamentaux » d’ATD Quart Monde, faire des démarches pour obtenir le droit d’être relogées. La condition de ces familles, la façon dont, progressivement, elles ont dépassé leur peur pour s’unir dans ce combat pour le droit d’habiter quelque part, la façon dont elles ont convaincu leurs partenaires de se mettre à leurs côtés, tout cela est riche d’enseignements pour nous aujourd’hui.

Elles habitent une impasse fermée par un grand portail qui soustrait leurs cases aux regards, isole et enferme tous les habitants. L’adjointe du quartier, invitée par les habitants à les visiter leur dira : « jamais je ne pouvais croire que vous habitiez là ! ». Les cases créoles appartiennent à un marchand de sommeil qui les loue relativement cher. Elles sont vétustes, prennent l’eau, au point que certains se réfugient dans leur voiture lorsque le cyclone menace, par crainte que leur case ne s’effondre sur eux. Beaucoup n’ont pas l’eau ni l’électricité et, parfois, le propriétaire demande à l’un des locataires de brancher son voisin sur son propre compteur. Du coup, cela créée des histoires et des tensions lorsque le voisin ne peut pas payer sa contribution aux factures. Le propriétaire utilise également les lieux comme « casse » pour entreposer des voitures, jusqu’à 40 carcasses, qui entourent les cases des familles. Comme il y a danger, le facteur ne veut plus déposer le courrier dans les boîtes aux lettres. Le propriétaire est tout-puissant au point que les gens vivent dans la peur. Lorsque ceux-ci commencent à avoir l’audace de s’organiser pour se faire respecter, le propriétaire multiplie les brimades (comme changer la serrure du portail et ne confier la clé qu’à un seul locataire), les intimidations (comme l’envoi de lettres recommandées intimant aux gens l’ordre de partir).

A force de temps et de visites, Anne-Laurence finira par connaître plusieurs des familles habitant ces lieux et comprendre quelques raisons qui les ont amenées là.
– L’une a pris ce logement car elle ne voulait plus être hébergée chez sa fille. La vie y devenait trop difficile avec ses trois grands fils. Elle est très fatiguée, malade et ne sait pas lire. Sa fille s’occupe de ses papiers et a fait avec sa mère des dossiers pour
demander qu’elle soit relogée.
– Un couple et ses deux petits garçons vient d’arriver. Ils n’ont rien, sauf deux matelas par terre et un vieux divan et ont pris cette case pour ne pas être à la rue et parce que le propriétaire ne demande pas de caution. Ils essaient de se persuader qu’ils sont là pour peu de temps car la grand-mère de monsieur possède un petit terrain où ils espèrent faire une case.
– Un autre couple et ses quatre enfants a vécu de grandes difficultés qui les ont obligés à quitter le logement social où ils vivaient. Ils ont tellement honte d’habiter dans cette case qu’ils se débrouillent pour que personne de leur famille ne sache où ils habitent.

Manque de ressources, logement insalubre, non maîtrise parfois de la lecture et de l’écriture : les violations des droits économiques et sociaux sont flagrantes. Mais que dire du droit de s’associer quand on n’a pas les sécurités permettant d’en assumer les représailles éventuelles ? Que dire de l’exercice de la citoyenneté quand on vit ainsi à l’écart de tous ses concitoyens et qu’on a tellement honte qu’on cache même l’endroit où l’on a trouvé refuge ? « Un seul droit est négligé, tous les autres sont compromis », nous rappelle Joseph Wresinski qui ajoute : « comment se fait-il que des droits en principe reconnus à l’homme parce qu’il est homme, deviennent en réalité des droits qu’il ne peut exercer qu’à condition de disposer d’un minimum de moyens? »

Découvrant au départ une femme, la tante de son amie Marie-José, Anne-Laurence et son équipe noueront petit à petit des liens étroits avec trois familles de l’impasse avec qui s’unir pour ce combat du relogement de tous. Cette unité ne s’est pas faite en un jour.

Première étape : dépasser la peur

Au premier contact, la tante de Marie-José a peur. Elle ne veut pas que le propriétaire ait des ennuis car, dit-elle, « il est gentil de lui avoir loué sa case ». Bien que sa nièce la rassure, elle n’ose pas associer ses voisins car elle a trop peur pour parler avec eux. Anne-Laurence nous dira : « Petit à petit, la confiance vient et elle peut vérifier que nous ne faisons rien sans son accord. Nous la mettons au courant de nos démarches et nous lui demandons quelles sont, à son avis, les personnes que nous pourrions aller rencontrer. »

Deuxième étape : oser associer ses voisins

« Au début elle dit que cela va être difficile puis elle pense qu’elle peut en parler à sa voisine car elle prend confiance en elle. » Puis elle incitera Anne-Laurence à aller rencontrer une troisième famille qui avait remarqué ses visites chez cette dame et avait envie de la connaître. Au fur et à mesure des rencontres, la confiance réciproque s’affermit. Les trois familles de Grande Fontaine se découvrent, se soutiennent dans le quotidien et s’associent de plus en plus aux démarches.


Troisième étape : s’affirmer comme militants des droits de l’homme

Elles veulent s’engager comme militants, parler à d’autres de leur combat et préparent une intervention pour la Journée mondiale du refus de la misère. « La tante de Marie-José est très fière et prend toute sa dimension dans cette action auprès des autres familles » dira Anne-Laurence.

L’une veut soutenir une amie qui vit dans un taudis. « C’est pire que moi, Anne! Hier, je l’ai rencontrée qui revenait de Super U avec tous ses paquets. Je lui ai proposé de la remonter en voiture. Elle avait ses trois enfants dont le petit qui a un mois. Elle ne voulait pas que j’aille jusqu’à chez elle car elle avait honte. Je lui ai dit : t’inquiète pas moi je suis dans un logement insalubre. Mais je suis aidée par une association qui pourrait t’aider toi aussi. ». L’autre signale un autre marchand de sommeil : « Quand tu auras fini avec nous je connais un autre endroit comme nous ; j’ai déjà parlé avec certains ils sont d’accord. »

Elles relèvent la tête et s’unissent avec Anne-Laurence non pas pour réclamer une application « mécanique » de certains droits mais pour être reconnues comme sujets et acteurs de droits, non seulement pour elles-mêmes, mais pour d’autres. Mais tout ceci n’est possible que si l’on ose marcher à leur rythme, que si l’on ose respecter « leur temps » et si l’on mise sans cesse sur leurs capacités.

Le défi de l’unité de tous les partenaires

Dans ce combat aux côtés des familles de Grande Fontaine, l’équipe « accès aux droits fondamentaux » va mobiliser tous les services concernés par le logement et, dans ces services, des personnes précises qu’elle connaît déjà ou avec qui elle prend le temps de faire connaissance pour qu’elles aussi s’approprient ce combat et cette solidarité à construire.

Le responsable du service habitat social de la commune de St Paul, du service social de la Sous Préfecture, du service d’hygiène de la Direction de l’action sanitaire et sociale ; chacun comprend qu’il faut respecter le temps des familles, et tenir compte notamment de leur peur face au propriétaire. Chacun en appelle à la mobilisation conjointe des familles.

La Préfecture se place derrière la loi qui incite le locataire à porter plainte. La Direction de l’action sanitaire et sociale soutient les familles pour obtenir une déclaration d’insalubrité. Petit à petit les familles se joignent aux rendez-vous et c’est ainsi que l’une d’elles invite l’adjointe au maire chargée du quartier. « De ma case je vois le toit vert de votre maison, mais personne ne vient nous voir. S’il n’y avait pas l’association Quart Monde on serait abandonnés. Dans toutes les démarches que nous avons faites seuls, on n’a même pas voulu nous recevoir. » L’adjointe au maire, touchée par ces paroles, viendra, le mercredi suivant, accueillie par toutes les familles. En entrant dans l’une des cases, elle dira : « jamais je ne pourrais vivre ici ! » à quoi la mère de famille lui répond : « mais nous non plus nous ne voulons pas vivre ici. Nous n’avons pas de choix.! ». En sortant, elle dira au propriétaire : « il faut tout enlever, il faut que ça s’arrête ».

Ces partenaires sont entrés eux aussi, dans la compréhension et le soutien des projets et des combats de ces personnes privées de droits. Avec elles, ils veulent aller jusqu’au bout et le 18 septembre 2008, la Commission Médiation (COMED) a transmis son accord sur la priorité du relogement des familles de Grande Fontaine par la Préfecture.

J’ai pris cet exemple à Saint-Paul de la Réunion. J’aurais pu en prendre d’autres ailleurs car, dans le monde entier, les pauvres vivent les mêmes humiliations et y font face avec les mêmes armes et le même courage. Ainsi, tout près d’ici, à Kaltenhouse en Alsace, l’action menée montre également comment s’appuyer sur les outils mis à la disposition des Etats et des citoyens, notamment ici au Conseil de l’Europe. C’est en effet la réclamation collective que nous avons déposée et gagnée contre la France qui a permis d’avancer.

Nous l’avons déposée en février 2006 devant le Comité des droits sociaux au titre de l’article 30 de la Charte sociale européenne révisée sur le droit à la protection contre la pauvreté et au titre de l’article 31 sur le droit au logement. Avec l’appui d’un comité «Solidaire pour les droits », des familles réclamaient en vain depuis 12 ans un terrain pour s’y installer durablement. Depuis la condamnation de la France par le Conseil de l’Europe, des réunions ont lieu toutes les semaines, le nouveau maire s’est engagé à viabiliser le terrain pour y construire des maisons, la situation a été débloquée. De même, c’est en nous appuyant sur la résistance quotidienne de familles vivant l’exclusion sociale et de personnes engagées à leurs côtés que nous dialoguons avec les instances publiques sur l’élaboration de textes et de lois. Ainsi en France, la loi d’orientation contre les exclusions de 1998, la loi sur le droit au logement opposable, ainsi au niveau des instances des droits de l’homme des Nations unies, le projet de principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme adoptés par la Sous-commission des droits de l’homme à Genève en août 2006.

Lorsque nous parvenons à nous unir ainsi, notre démocratie progresse car chacun est renforcé dans son rôle de veille pour que les droits fondamentaux soient accessibles et sous la responsabilité de tous.

Pierre Saglio, Président du mouvement ATD Quart Monde France