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Une passerelle entre la philosophie d’ATD Quart Monde et la Pédagogie Freinet (Lettre n°66)

Après douze ans d’engagement comme volontaire permanent d’ATD Quart Monde dans des actions de terrain en France, je suis devenu instit’ et j’ai eu la chance qu’une professeure d’IUFM (Institut de Formation des Maitres) et une inspectrice fasse le lien entre ATD Quart Monde et la pédagogie Freinet.

Pour moi, la classe n’était rien d’autre qu’une université populaire d’enfants. Comme à l’Université Populaire, l’expression des enfants sur un thème devait y précéder celle du monde (structurée, conceptualisée…). Ce que cette inspectrice avait traduit dans ces trois mots : vécu, perçu, conçu. « L’enfant doit pouvoir vivre dans tous les domaines, mais cela ne suffit pas, il faut qu’il prenne conscience de ce qu’il vit, qu’il puisse exprimer ce qu’il vit, ce qu’il pense, ce qu’il fait. A partir de là, il pourra faire des liens, généraliser, et petit à petit, aborder des concepts. Il faut toujours travailler dans ce sens-là sinon vous perdrez les deux tiers de la classe. Tout ça, vous l’avez déjà compris avec ATD Quart Monde, travaillez avec la pédagogie Freinet, vous pourrez le vivre dans la classe. »

« Il faut rejoindre l’élan de vie des enfants, leur ligne de développement » écrivait Freinet. Non vouloir les enseigner, mais rejoindre leur désir, complétait Fernand Oury.

Une des techniques mises en place dans la pédagogie Freinet pour faire entrer la vie dans la classe est celle de l’entretien du matin. Le matin, les enfants se rassemblent en cercle. Ils sont invités à continuer à partager les échanges qu’ils ont commencés sur le trajet à leur arrivée à l’école. Ainsi, leurs questions leur joie leur souci… prennent un droit de cité et peut devenir un objet d’étude. Ce moment a toujours été passionnant et a constamment évolué en vingt ans de pratique. Les temps de parole ont un cadre strict géré par les élèves. La structuration de l’expression progresse tout au long de l’année (triangle des journalistes : qui ? quoi ? combien ? où ? quand ? comment ? pourquoi ?, demande de l’énoncé des thèmes d’intervention, énoncé de ce que nous avons appris…). L’entretien du matin est le point de départ d’apprentissages, par exemple il est rare de ne pas avoir à se repérer sur la carte du monde pendant un entretien, mais aussi de pouvoir répondre aux questions dans ce court temps. Aussi il est le point de départ de recherche dans tous les domaines, ou bien, pour les questions auxquelles personne ne peut donner une réponse unique, d’ateliers philosophiques. Ce temps est donc un véritable doudou transitionnel, il peut être aussi l’occasion de se désencombrer avant d’entrer véritablement dans la classe (confrontation à des événements heureux ou difficiles conflits, à la mort…).

Il peut conduire à l’apprentissage de l’écrit. C’est ce que j’ai fait dans toutes mes classes de CP. Par consensus, les enfants choisissaient une des interventions de l’entretien du matin pour la transcrire à l’écrit. L’enfant me la dictait, il fallait alors découper en phrases, puis pour chaque mot, je demandais comment l’écrire. Au début, les enfants ne se souvenaient que de ceux vus en maternelle (j’avais récupéré les affiches des textes), mais petit à petit, les enfants trouvaient des petits bouts de mots dans les textes précédents, et j’écrivais sur des affichettes les « C’est comme » par exemple : cousine c’est comme coup de queue, et plus tard dans un autre texte comme couteau… Les remarques des enfants venaient aussi dès les premiers mois sur ces lettres qu’on n’entend pas, les recherches permettaient de grouper celles qui se ressemblaient et de formuler les premières règles provisoires qui s’enrichissaient jusqu’à devenir définitives. Les enfants abordaient le CE1 en ayant déjà vécu et perçu la grammaire avant de la conceptualiser.

Evidemment, tous les enfants n’en étaient pas au même niveau en entrant au CP. Presque tous y entraient avec une certaine anxiété, certains avec un fort appétit, quand d’autres « auraient préféré rester chez maman » ou … Certains savaient déjà pratiquement lire, quand d’autres n’avaient pas repérer le sens de la lecture ou l’existence de mots. C’est aussi pour cette raison que j’adhère à la méthode naturelle de lecture que je viens de présenter brièvement. Dans les exercices d’entraînement, tous les enfants y trouvent de quoi progresser à leur niveau. Tous les exercices partent du sens, ici du récit de leur camarade qui les a le plus marqués, et aussi de la correspondance scolaire, du journal de la classe de l’école, des comptes rendus de sorties, des histoires inventées… En relisant les textes de la classe sur plusieurs années, je me rends compte que les premiers textes qui servent de support à l’apprentissage de l’écrit viennent toujours d’enfants qui vont avoir du mal à entrer dans l’écrit. Au final, sur dix ans de pratique de CP, seuls environ trois enfants n’ont pas fini d’apprendre à écrire et lire à la fin du CE1 (j’avais des classes de CP/CE1). Ce sont des enfants qui avaient d’autres préoccupations, qui allaient jusqu’à la prise de conscience du principe de codage mais refusaient de se laisser voir lire, allaient vers d’autres supports d’apprentissage de la lecture (mots croisés, fichiers…) et montraient de même leur refus. Ou pour un autre, c’est leur dépression suite à l’éloignement de la mère en Afrique qui a interrompu leur apprentissage.

Pour comprendre l’écologie de la classe, il faudrait décrire les multiples entrées de la vie dans la classe : entretien du matin, correspondance scolaire, texte libre, sortie étude du milieu, sortie maths ; la communication : correspondance scolaire, journal scolaire, exposés, petits livres fabriqués par les élèves à partir de leurs écrits ; l’analyse : mise au point des textes, les entraînements divers qui prennent la moitié du temps scolaire (fichiers auto correctifs…) ; la socialisation par le conseil de coopérative.

J’ai trouvé dans les groupes Freinet une cohérence avec la philosophie d’ATD Quart Monde : à part les classes rurales, les militants Freinet sont engagés dans des quartiers populaires, les temps de formation ne coûtent que le prix du matériel, rien n’est breveté, tout est partagé. Et surtout, l’élaboration de pédagogies est en perpétuelle recherche.

Christian Deligne, Allié ATD Quart Monde

Pour aller plus loin : http://www.icem-pedagogie-freinet.org/