
Sortir du tunnel de la pauvreté : des chercheurs confirment ce que les pauvres savent depuis toujours
« C’est un tunnel dont on ne voit pas la fin. »
« L’Épine sur les roses », Jean-Michel Defromont, éditions Quart Monde, 2006
Lorsqu’une personne vit dans une grande précarité, elle supporte des conditions de vie qui réduisent ses capacités et l’enfoncent encore plus. Des études récentes confirment ce que vivent et ressentent les plus pauvres depuis des décennies.
Lorsqu’une personne vit dans une grande précarité, elle supporte des conditions de vie qui réduisent ses capacités et l’enfoncent encore plus. Les conséquences négatives de ces conditions de vie se situent au moins dans quatre domaines :
– « vivre dans un tunnel » : la survie quotidienne avec peu de ressources financières consomme l’essentiel de l’énergie (on se consacre aux tâches urgentes = à l’intérieur du tunnel) et empêche de construire l’avenir (= ce qui est hors du tunnel),
– vivre méprisé : le regard négatif porté par le reste de la société atteint l’estime de soi et la confiance en soi,
– vivre sans les acquis de l’éducation et de la culture : l’accès difficile à l’école et à la culture limite les moyens de faire évoluer soi-même son existence,
– vivre en mauvaise santé (handicap, dépression…) : les conséquences de la pauvreté sur la santé limitent les possibilités de s’en sortir.
Ces quatre impacts, chacun à leur manière, réduisent de façon terriblement injuste les capacités des personnes enfoncées dans la misère. Ils sont injustes parce qu’ils frappent les pauvres plus que les autres, alors que les premiers ont justement besoin d’un maximum d’énergie, de confiance et de capacités pour s’en sortir(1).
Bien sûr, ces impacts peuvent exister indépendamment les uns des autres. Une personne vivant dans la pauvreté peut « vivre dans le tunnel » d’une urgence quotidienne qui absorbe toute son énergie, sans pour autant souffrir de mauvaise santé ni du regard porté par les autres ; un enfant pauvre peut souffrir de ce regard sans voir son énergie accaparée par la survie quotidienne parce que ses parents l’en protègent ; etc.
Mais le plus souvent, ces impacts se cumulent. Le premier, la survie financière qui consomme toute l’énergie, domine sans doute les autres. Un impact peut en renforcer un autre quand, par exemple, le fait de vivre méprisé provoque un non-recours aux soins qui renforce une mauvaise santé, ou encore quand cette mauvaise santé renforce le regard méprisant porté par les autres.
Vivre dans un tunnel
Sendhil Mullainathan est professeur d’économie à l’université d’Harvard aux États Unis et Eldar Shafir enseigne la psychologie à l’université de Princeton. Tous deux ont publié en 2013 un livre non encore édité en français : « Scarcity. The new science of having less and how it defines our lives »(2) (traduction imparfaite : « La rareté. Comment le fait de posséder moins modèle nos vies »). Ils y expliquent que lorsque l’on est confronté à une rareté de ressources (par exemple l’argent, le temps, le sommeil), on concentre toute son énergie afin de parer au plus pressé, en devenant moins efficace pour des tâches moins pressantes mais souvent aussi ou plus importantes. La préoccupation de l’urgence occupe alors l’essentiel de la « bande passante » du cerveau, qui ne peut plus guère se consacrer à d’autres tâches. Mullainathan et Shafir appellent cela « vivre dans un tunnel ». Cela a quelques conséquences positives : on est performant pour réaliser les tâches pressantes (en l’occurrence, les personnes vivant dans la pauvreté savent mieux gérer un budget serré que des personnes dans l’aisance). Mais les conséquences sont globalement négatives, car ne pas faire face aux tâches à plus long terme provoque des catastrophes.
« Vivre dans un tunnel », c’est avoir l’esprit très préoccupé, par exemple par un travail à terminer. Nous pouvons alors oublier une chose importante, comme l’anniversaire d’un proche. Nous perdons plus facilement le contrôle de nous-même.
Lorsque, au contraire, nous ne vivons pas dans un tunnel et que nous avons l’esprit libre, lorsque nous pouvons « poser les valises », nos capacités fonctionnent à plein régime et de bonnes idées surgissent de façon inattendue… sous la douche(3) ou en se rasant, pour paraphraser un ancien président de la République.
Vivre dans la pauvreté, c’est vivre tous les jours dans un tunnel qui empêche d’être soi-même et de voir plus loin que le lendemain. C’est vivre sous une douche, oui, mais froide, et non seulement soi-même, mais aussi les membres de sa famille.
Passer son temps sous une douche froide à plusieurs, on l’imagine, est très stressant et empêche de réfléchir et d’agir dans la sérénité. Alors que ce dont on a besoin quand on vit dans la précarité, c’est justement de sérénité, afin de mener à bien des tâches nécessaires pour s’en sortir : rechercher un emploi ou une formation, bien apprendre à l’école, éduquer ses enfants, tenir une maison, avoir une vie sociale…
Mullainathan et Shafir montrent que cette vie dans le tunnel conduit souvent les personnes vivant dans la pauvreté à prendre des décisions regrettables : s’endetter de plus en plus, ne pouvoir ni anticiper, ni construire des projets d’avenir, sauter d’un problème à un autre sans en résoudre vraiment aucun… « La rareté développe la rareté », disent-ils, car ces comportements enfoncent encore plus les personnes dans la pauvreté et l’urgence.
Leurs recherches rejoignent ce que connaissent bien des personnes confrontées au chômage et à l’exclusion, que ce soit par accident (lire par exemple « Le dit de la cymbalaire. Du chômage et autres poisons », par Charles Mérigot), ou par héritage de la pauvreté de leurs parents.
Le point le plus impressionnant de ces recherches est qu’elles montrent que le fait de voir ses capacités amoindries(4) est bien lié à la situation difficile que la personne traverse, non à sa personnalité intrinsèque : lorsque la situation s’améliore, la personne peut retrouver des facultés plus fortes, toutes choses égales par ailleurs (… allant parfois jusqu’à oublier qu’elle a connu cette période de faibles capacités, car on a souvent la mémoire courte!) « Être pauvre, disent les deux chercheurs, réduit les capacités cognitives d’une personne plus que de passer une nuit sans sommeil. Ce n’est pas que les pauvres possèdent en eux-mêmes moins de « bande passante ». C’est plutôt que l’expérience de la pauvreté réduit la bande passante de n’importe qui. »
Nous pouvons donc remplacer dans nos esprits la phrase « les pauvres sont des incapables » par « la pauvreté détruit les capacités de chacun, mais ces capacités peuvent renaître si la pauvreté cesse ». De même, on peut remplacer « les pauvres n’ont pas de volonté » par « ce n’est pas une question de volonté, mais de capacités ».
Si l’objectif est de supprimer la rareté de ressources à laquelle les pauvres sont confrontés, une réponse peut-elle être de leur accorder des aides d’urgence ? Pourquoi pas, à deux réserves près. Comparées au droit commun, les aides d’urgences ont au moins deux limites : elles sont censées être temporaires, donc incertaines dans la durée et donc pas optimales pour permettre de sortir vraiment du tunnel ; et, comme elles ne sont pas le droit commun, elles peuvent susciter une stigmatisation à l’égard de ceux qui bénéficient de ces traitements à part.
Il est une denrée que Mullainathan et Shafir n’étudient pas dans leurs travaux – l’estime de soi et la dignité – mais qui pourrait rentrer dans leurs analyses : quand on vit dans un environnement où la dignité qu’on vous accorde est rare, alors on peut aussi perdre le contrôle de soi et une partie de ses capacités.
Vivre méprisé
Les travaux d’ATD Quart Monde(5) permettent de comprendre que la pauvreté est une violence telle qu’elle réduit ses victimes au silence. Celles-ci ne peuvent faire comprendre ce qu’elles endurent au reste de la société, qui projette sur elles tout un tas de représentations faussées et de préjugés. Les personnes victimes de la pauvreté finissent par intégrer elles-mêmes une partie de ces préjugés. « La pauvreté, c’est être traité comme moins que rien, et l’accepter », dit l’une d’elles. « La pauvreté, c’est avoir besoin d’aide, mais avoir trop peur d’être jugée comme une mère incapable pour la demander », dit une autre. « La pauvreté, c’est pas seulement dans les poches, c’est dans la tête », dit encore une autre.
« C’est une sorte de comble et la plus grande victoire des riches qu’ils imposent à tout le monde et aux pauvres eux-mêmes leurs préjugés. Nous pouvons bien les mépriser, mais nous finissons par penser comme eux et les imiter », écrit Jean Guéhenno dans « Changer la vie ».
Dans son livre « Les oubliés du rêve américain », le sociologue Nicolas Duvoux montre qu’aux États-Unis, pays où la philanthropie privée prend la place de l’État dans la lutte contre la pauvreté, les pauvres ne sont pas les derniers à croire au rêve américain que « si on veut réussir, on peut », et donc qu’il ne tient qu’à soi de s’en sortir. De là à ce que les pauvres pensent être responsables de leur situation, il n’y a qu’un pas.
Mais Mullainathan et Shafir montrent que c’est plus compliqué que cela. Et l’énergie quotidienne déployée par les personnes en précarité pour tenter de sortir du tunnel dément ces discours faciles et trompeurs.
Ces discours sont pourtant partagés par la majorité de la population en France, comme l’a montré un sondage effectué en octobre 2014 par ATD Quart Monde et BeBetter. Ces préjugés sont ancrés dans chacun de nous et sont parfois véhiculés, par ignorance ou par calcul, par les médias et les responsables politiques. C’est pourquoi, en pleine période électorale en 2012, ATD Quart Monde a décidé de lancer une campagne intitulée « combattre les préjugés, c’est combattre la pauvreté » qui s’est entre autres traduite par la publication, avec le soutien d’une quarantaine d’organisations, du livre « En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté ». Après presque 70 000 exemplaires vendus depuis 2013, une troisième édition est prévue pour septembre 2016.
Il est vital de s’attaquer aux préjugés qui nourrissent le mépris dont souffrent les victimes de la pauvreté : vital pour la société, afin que ces préjugés cessent d’empêcher la recherche de vraies solutions ; et vital pour les personnes elles-mêmes, car ce mépris impacte leurs capacités et les enfonce encore plus dans la misère. « La pauvreté, c’est être traité comme moins que rien, et l’accepter », disait une personne.
Deux faits parmi d’autres éclairent cet impact : les effets négatifs des stéréotypes sur les personnes privées d’emploi, et les effets sur les capacités d’apprentissage des enfants à l’école.
Mais il ne suffit pas de déconstruire des préjugés pour les déraciner. Il faut aussi montrer qu’une autre société est possible. ATD Quart Monde poursuit cet objectif depuis sa création en 1957, et dernièrement à travers des projets comme la création de la mutuelle « Accès santé » ou l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Le 15 octobre 2015, des personnes privées d’emploi depuis longtemps ont lancé une « grève du chômage » afin de montrer qu’elles voulaient travailler, qu’il existait des emplois à pourvoir et des moyens de les financer. Un résultat de cette action a été, le 9 décembre suivant, le vote à l’unanimité, à l’Assemblée nationale, du projet de loi « Territoires zéro chômage de longue durée », puis le choix par les internautes de récompenser ce projet d’expérimentation dans le cadre du concours « La France s’engage ». Ce vote à l’unanimité et la qualité du débat parlementaire qui l’a accompagné (accessible en ligne ici) sont-ils le signe que la perspective de pouvoir enfin éradiquer le chômage de longue durée mettrait à terre les préjugés sur les « chômeurs fainéants et profiteurs » ?
Vivre sans les acquis traditionnels de l’éducation et de la culture
Une partie des personnes vivant dans la pauvreté « décroche » du système scolaire et cela handicape leurs chances de s’en sortir ensuite, en particulier lorsqu’il s’agit de trouver un emploi. Cela ne signifie pas qu’elles ne sont pas capables d’apprendre, mais que les méthodes d’apprentissage ne sont pas adaptées à tous les élèves. Lorsque des moyens adaptés sont mis en œuvre (méthodes pédagogiques, améliorations des liens entre l’école et les familles confrontées à la pauvreté…), les résultats deviennent meilleurs pour tous.
Les neurosciences nous apprennent que différents talents sont à l’œuvre dans notre cerveau, ce que certains, à la suite d’Howard Gardner, nomment les « intelligences multiples ». Une conséquence est que tout le monde est intelligent et capable d’apprendre, car tout le monde développe plusieurs de ces intelligences(6). Par exemple, la connaissance de soi et des autres (les intelligences « intrapersonnelle » et « interpersonnelle ») semble être aussi déterminante dans la vie (et jouer un rôle aussi important dans les décisions complexes) que l’intelligence logico-mathématique.
Malheureusement, l’école et le milieu professionnel sollicitent très peu de ces intelligences : essentiellement la linguistique et la logico-mathématique, qui barrent la route à nombre d’enfants, de jeunes et d’adultes considérés comme inaptes alors qu’ils possèdent d’autres types d’intelligence qui leur permettraient de réussir. La plupart du temps, au lieu de s’interroger sur les moyens pédagogiques et humains à mettre en œuvre, on fait reposer la responsabilité sur la personne, en disant : « Pour réussir, il faut travailler dur, car rien n’est facile dans la vie. » C’est vrai, rien n’est facile et les plus pauvres le savent bien. Mais il est faut de croire que, si l’école ne change pas(7), travailler dur permettra aux enfants en échec scolaire d’apprendre comme les autres. Ce discours de la sueur, des efforts et du mérite(8) est un discours trompeur, que plusieurs études démontent(9).
L’accès à un emploi décent est encore très conditionné à la possession d’un diplôme ou de certificats professionnels, alors que pour de nombreux métiers de production, un emploi pourrait être proposé plus rapidement aux personnes. Par exemple, dans le secteur du second œuvre bâtiment, des entreprises en Rhône Alpes et l’entreprise solidaire TAE à Noisy-le-Grand ont des méthodes d’embauche qui permettent de donner sa chance à chacun et ce, au bénéfice non seulement des personnes, mais aussi de l’entreprise. Cela demande de revisiter nos représentations de la pauvreté, de l’emploi et de l’entreprise et de réinventer avec les personnes en précarité le fonctionnement de l’entreprise, ce qui est une des missions de TAE, qui se traduit dans des « fiches innovations » largement diffusées.
Vivre en mauvaise santé
En France, une personne confrontée à la pauvreté vit une quinzaine d’année de moins qu’une autre de milieu aisé. La santé des plus pauvres est mauvaise et ce handicap se cumule aux précédents pour rendre difficile leur sortie de la pauvreté.
On connaît l’importance des « déterminants » de la santé (comme le logement, l’emploi…) sur celle-ci. Des études récentes de l’INSERM(10) montrent que quand le taux de chômage progresse de 10 %, le taux de suicide augmente de 1,5 %. Si on élargit à ce que l’on appelle les comportements à risques, le chômage ferait entre 10 000 et 20 000 morts par an. Les personnes privées d’emploi ont en moyenne trois fois plus de risques de mourir que les personnes ayant un emploi.
À long terme, l’épigénétique(11) mesure de mieux en mieux les conséquences négatives ou positives des conditions sociales sur la santé.
On le sait, les campagnes de prévention (par exemple sur le tabac) ont beaucoup de mal à toucher les personnes qui connaissent la précarité. Le non-recours aux soins par les plus pauvres est une conséquence du fait de vivre dans le tunnel : pourquoi entreprendre des démarches de santé qui demandent du temps, de l’énergie et des moyens financiers, mais dont les enjeux et les résultats sont moins prégnants, plus éloignés que ce qui presse à court terme ? Et pourquoi être en bonne santé, si c’est pour être au chômage ou vivre séparé de ses enfants ?
Conclusion : sortir du tunnel par l’emploi et la culture ?
Si les personnes confrontées à la pauvreté subissent quotidiennement ces conséquences négatives qui les y maintiennent (le fait de vivre dans un tunnel, méprisé, sans les acquis de l’éducation traditionnelle et en mauvaise santé), comment espérer en sortir ?
Répondre à cette question demanderait encore beaucoup de temps… Une chose semble cependant importante : il vaut mieux proposer aux personnes des solutions qui se situent dans le tunnel, ou pas trop en dehors. Sinon, elles ne s’en saisiront pas. Il existe une solution immédiate, dans le tunnel, qui répond aux besoins pressants : un emploi décent(12), immédiat, sans condition préalable (de formation, de santé…) et qui correspond aux désirs et capacités de la personne. La force de cette solution – qui va être expérimentée avec le projet « Territoires zéro chômage de longue durée » – est que par l’emploi décent et correctement rémunéré, non seulement on quitte le tunnel de l’urgence de la pauvreté, mais on attaque directement et indirectement un grand nombre d’autres impacts de la pauvreté, entre autres le mépris social, l’échec scolaire et la mauvaise santé(13).
Une autre « solution » semble importante : l’accès à la culture. Avec la culture, on se situe hors du tunnel de l’urgence. La culture ne permet pas de sortir du tunnel, mais elle permet d’oublier un moment qu’on s’y trouve, d’élargir un moment la « bande passante » dont parlent Mullainathan et Shafir, de retrouver des capacités… et d’être en lien avec d’autres.
Jean-Christophe Sarrot, co-auteur du livre « En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté »
Merci d’avoir fait l’effort de lire ce long article. Maintenant, la parole est à vous : allez prendre une douche et revenez déposer ci-dessous vos remarques et questions !