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Service public :  une co-formation pour que les agents d’accueil et les bénéficiaires se comprennent mieux

Des militants Quart Monde de Normandie ont travaillé avec des professionnels de la Caisse d’allocation familiale et de l’Assurance maladie de la Manche dans le cadre de deux co-formations par le Croisement des savoirs et des pratiques. Une restitution de la deuxième co-formation était organisée le 24 juin.

« Intenses », « éprouvants », « fatigants », mais aussi « enrichissants ». C’est ainsi que les cinq militants Quart Monde et les 13 professionnels de la CAF et de la CPAM résument les quatre jours de cette co-formation qu’ils viennent de vivre à Saint-Lô, dans la Manche. Organisée à l’initiative d’ATD Quart Monde et de la direction de la CAF de la Manche dans le cadre de la démarche de Croisement des savoirs et des pratiques, cette formation semble avoir ébranlé certains participants.

« Le premier jour a été très dur émotionnellement. C’était violent. On s’est senti démuni. On prenait tout comme une agression et personnellement, alors que ce n’était pas forcément nous qui étions visés en tant qu’agent, mais plus l’institution », explique ainsi une agent d’accueil de la CAF. Répartis en deux groupes de professionnels et un groupe de militants, les co-formateurs ont d’abord travaillé en groupe de pairs sur leurs représentations mutuelles.

« Une grande claque »

Ce travail a dès le départ mis en avant de fortes différences. Interrogés sur ce qu’ils mettaient derrière le mot « pauvreté », les professionnels ont  principalement évoqué  « l’argent, les ressources, l’économie », alors que les militants Quart Monde ont cité  « l’humiliation, le combat, la honte, l’injustice ». Sur les grands panneaux affichés sur le mur, on ne voit ainsi aucun mot en commun. « Le rapport à l’argent apparaît plusieurs fois chez les professionnels, alors qu’il n’apparaît pas chez les militants. Le plus important pour nous, c’est qu’on nous prenne en considération », constate ainsi un militant.

Le même constat se fait ensuite sur leur vision de la CAF et de la CPAM. « Administration, service social, prestation, allocation » sont les mots qui reviennent le plus fréquemment dans les deux groupes de professionnels. Sur le panneau des militants, on peut lire notamment : « peur, stress, honteux, manque, incompréhensions, pouvoir ». « Quand nous allons à la Caf ou à la CPAM, nous avons l’impression d’être des numéros et non des personnes. Avant même d’y aller, la peur et le stress sont entrés en nous à cause du manque de considération que nous avons vécu depuis l’enfance. Ces sentiments de peur, de honte, sont renforcés par les difficultés que représentent les papiers, les démarches, les délais », décrivent les militants.

Pour les professionnels, c’est « une grande claque ». Tous sont « surpris de voir les représentations négatives » et n’avaient « pas conscience de cette relation de pouvoir qu’ils pouvaient y avoir » ni de ce « mal-être et de la pression ». Un exercice de photo-langage réalisé en groupes de pairs le premier jour renforce encore ces différences de vision. Chaque groupe devait ainsi choisir une photo représentant la manière dont il vit l’accueil au sein de ces institutions. Pour les militants, une photo d’éolienne symbolise « l’impression de parler dans le vent, de ne pas être compris, pas écoutés, pas entendus, pas pris en compte ».

L’un des deux groupes de professionnels a pour sa part choisi la photo d’une expérience scientifique, car « chaque allocataire est différent, une expérience à découvrir et à comprendre. L’alchimie entre le professionnel et l’allocataire peut être explosive, à nous de mettre notre expérience au profit de l’usager ». Les militants constatent alors que « les professionnels ont la volonté qu’on se rejoigne et qu’on travaille ensemble », mais rejettent ce terme d’ « usager » trop souvent employé. « Pour nous, il renvoie à un mot fort comme usé ou inutile ». Les échanges, parfois virulents, ont  ainsi permis de mettre en lumière le fait que « les mots employés par les professionnels, qui peuvent paraître simples, n’ont pas la même définition pour les militants ». Cette prise de conscience a fortement interpellé les professionnels.

Faire évoluer les pratiques

Un atelier de théâtre-forum, permettant de mettre en scène différents récits d’expérience écrits par les participants, a ensuite rapproché les deux groupes. « Cela nous a permis de créer un lien et de rire ensemble », soulignent les professionnels. « On a identifié plein de petites choses pour que les agents d’accueil et les bénéficiaires se comprennent mieux. On a pu échanger et essayer de trouver des solutions », ajoutent les militants. Car au-delà de la prise de conscience, l’objectif de cette co-formation est bien d’élaborer un plan d’action pour faire évoluer les pratiques.

Des propositions concrètes ont donc été avancées. « L’agent d’accueil peut reformuler à l’oral et à l’écrit en employant des mots simples et en s’assurant que la personne a bien compris ce qui lui a été dit. Il peut dire aux personnes, en début d’entretien, ‘n’hésitez pas à m’interrompre si ce n’est pas clair’, poser des questions ouvertes et écrire sur un papier les informations essentielles et les démarches à faire », proposent notamment l’ensemble des co-formateurs.

Un aménagement de l’accueil afin de permettre « plus de confidentialité et de discrétion » a également été préconisé, car « c’est plus compliqué et gênant d’expliquer sa situation ou de dire e qu’on n’a pas compris lorsque tout le monde peut nous écouter ».

Leurs réflexions communes ont également portées sur le développement du numérique, qui représente trop souvent un obstacle pour accéder aux droits et à l’information pour les personnes en situation de pauvreté. Un constat partagé par les professionnels, pour qui le tout-numérique peut aussi être une contrainte supplémentaire. « Aujourd’hui, on se sent tiraillés entre les directives de l’institution concernant le numérique et notre capacité à accueillir et à répondre aux demandes des plus pauvres », soulignent les agents de la CAF et de la CPAM. Ces débats ont en outre suscité une réflexion sur la nécessité d’intégrer ou non, lors de prochaines co-formations, un groupe de pairs réunissant les cadres de l’institution.

Cette co-formation et la restitution des échanges, devant le directeur de la CAF de la Manche notamment, devraient désormais permettre la mise en place de changements concrets et une meilleure compréhension de tous les acteurs. Julie Clair-Robelet

 

Photo : Restitution de la co-formation à Saint-Lô, 24 juin 2021. © JCR, ATD Quart Monde