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Le sociologue Serge Paugam : « Dénoncer les préjugés sur les pauvres »

Le sociologue Serge Paugam, co auteur du livre « Ce que les riches pensent des pauvres », s’inquiète du délitement du lien social. Dans les trois métropoles étudiées dans l’ouvrage – Delhi en Inde, Sao Paulo au Brésil et des quartiers très huppés de Paris et de la banlieue ouest – , les riches n’aiment guère les pauvres et ont peur d’eux. Interrogé par le  Journal d’ATD Quart Monde, Serge Paugam analyse cette défiance et prône un travail sur les représentations.

 

Qu’y a-t-il de commun dans ces pays ?

On retrouve les trois dimensions de la discrimination à l’encontre des pauvres, à des intensités variables.

La plus systématique est la création d’une frontière morale. Les riches vivant dans des quartiers ségrégués se constituent un entresoi afin de préserver ce qu’ils jugent être leur supériorité morale. A l’école notamment, leurs enfants ne doivent pas fréquenter d’autres catégories car ils risqueraient d’être contaminés par des habitudes culturelles – en termes de valeurs, de langage, de comportement… – considérées comme inférieures moralement.

La deuxième dimension est le caractère jugé indésirable des pauvres qui se traduit par la répulsion physique à leur égard. C’est beaucoup plus prononcé à São Paulo et à Delhi en raison de la proximité physique des pauvres – à São Paulo, de sa terrasse on peut avoir vue sur la favela. Les riches ont peur de la contamination physique : ils ne prennent pas les transports en commun, ne serrent pas la main d’un pauvre s’ils n’ont pas de gel pour se laver ensuite…

Les riches estiment également le pauvre dangereux car potentiellement criminel. Ils vivent dans l’angoisse d’être agressés, cambriolés – le taux de criminalité est effectivement très élevé à São Paulo mais moindre à Delhi et plus bas encore à Paris. Ils se protègent en permanence – voitures blindées, caméras vidéos, code barre pour entrer dans leur quartier, etc. A Delhi, les riches disent qu’ils circulent d’ île en île, d’une bulle à une autre.

La troisième dimension est liée au besoin des riches de justifier la pauvreté et, de façon plus générale, les inégalités. Elle renvoie au processus de neutralisation de la compassion. Les riches justifient la pauvreté de deux manières : soit ils considèrent qu’elle est naturelle – les pauvres ont moins de facultés que les autres – et que l’ordre social inégal est pour cette raison immuable, soit ils jugent que les pauvres sont moins méritants que les autres. Ils cherchent alors à démontrer, en contraste, l’exemplarité de leur trajectoire pour justifier leurs privilèges. Dans les deux cas, les pauvres sont infériorisés.

La France est tout de même moins touchée par ces phénomènes ?

En France aussi au 19ème siècle, la bourgeoisie éprouvait fortement ce type de répulsion physique. Mais cela s’est atténué avec les progrès sanitaires et les vaccinations.

Nous n’en sommes pas à ce niveau de recherche de sécurité. Il faut dire qu’en France, les pauvres vivent assez loin des quartiers de l’élite. Les riches savent en outre que l’État les protège. Les forces de l’ordre sont présentes dans leurs quartiers alors qu’en Inde et au Brésil, il faut payer des gardes privés.

Le caractère indésirable des pauvres est tout de même porté par des discours racialisants ou racistes de plus en plus présents – les pauvres sont ceux qui viennent d’ailleurs, qui ont une culture différente. La montée des idées du Front National a libéré la parole. Nous avons recueilli un discours anti Roms très fort. Les craintes hygiénistes et la peur d’être agressés resurgissent.

On se souvient de la mobilisation d’habitants du 16ème arrondissement de Paris contre l’ouverture d’un centre d’hébergement, avec la crainte de voir arriver des pauvres venus d’ailleurs, porteurs de maladies, qui vont regarder les richesses du quartier et vouloir s’en emparer…

Que faire pour dépasser cela ?

Notre livre interroge la question du lien social. Pour qu’il y en ait, il faut une certaine solidité du groupe d’individus ayant vocation à vivre dans la même société. Si l’on prend la métaphore de la colle, elle a bien pris dans les catégories supérieures. Une sorte de sécession est en train de se produire, qui menace le lien social.

L’issue tragique serait d’arriver à une société où l’on ne circule plus que d’une bulle à une autre, comme les Indiens et les Brésiliens quand ils se déplacent d’un quartier à un autre en voiture blindée, à une société où les espaces publics cessent d’être des lieux de rencontre entre les différentes couches sociales.

Comment parvenir à une société qui n’exclut personne ?

Permettre à chacun de trouver sa place implique de réfléchir sur les inégalités. À partir du moment où on les juge légitimes, on s’interdit de mettre en place des politiques permettant d’intégrer tous les groupes. En Inde et au Brésil, on trouve un discours de rationalisation des inégalités : elles sont tellement élevées que l’on considère que c’est la normalité et qu’il n’y a pas lieu de s’apitoyer car quoi qu’on fasse, on n’y arrivera pas.

Mettre en place des politiques sociales suppose de s’attaquer à cette rationalisation et de condamner un ordre social soi disant naturel. Pour bâtir une société où tout le monde a sa place, il faut un système de solidarité envers les plus pauvres, un système fondé sur la reconnaissance de l’égalité citoyenne face à l’ensemble des droits.

La période n’est guère favorable en France ?

Il y a en effet matière à être inquiet et l’on peut se demander si nous ne sommes pas en train de régresser.

Dans les années 80 et 90, au moment du vote de la loi sur le RMI (revenu minimum d’insertion, ancêtre du RSA) ou de la loi contre les exclusions, le climat social était très différent. L’idée prévalait que la nation avait une dette à l’égard des pauvres et qu’il fallait chercher collectivement des solutions.

Aujourd’hui, on se méfie des pauvres. On les trouve paresseux, on leur reproche de ne pas faire tous les efforts pour s’en sortir ou de recevoir trop d’aides. On met en avant leur responsabilité individuelle. Nous sommes dans une phase de repli : il y a moins de compassion, moins de volonté de justice sociale. On valorise plutôt la richesse, l’initiative individuelle et ceux qui réussissent.

Ce sera difficile de mettre en place des politiques de prévention et de lutte contre la pauvreté ?

On ne peut mener de telles politiques sans l’approbation du corps social. Si l’on ne fait pas l’effort de les justifier, de démontrer leur nécessité, cela ne réussira pas.

Dans les années 80, il existait des relais dans la société. Joseph Wresinski (fondateur d’ATD Quart Monde) avait remis un grand rapport au Conseil économique et social. L’abbé Pierre était revenu de sa retraite et il y avait Coluche. Des figures charismatiques qui ont suscité une vaste prise de conscience. Des programmes ambitieux comme le RMI ont été adoptés. A l’époque, neuf Français sur dix étaient convaincus de la nécessité d’un revenu minimum. Aujourd’hui, ce serait bien plus partagé.

Il faut mener tout un combat sur les représentations et sur les préjugés. Et aujourd’hui il y a beaucoup à faire, y compris dans les rouages de l’Etat de plus en plus pénétrés par les idées de mérite et de responsabilité individuelle et par l’idéologie néolibérale. C’est ce que fait ATD Quart Monde : dénoncer les préjugés et rappeler en permanence ce qu’est une société qui intègre les pauvres. C’est ce par quoi il faut commencer.

Recueilli par Véronique Soulé

Photo : S. Paugam le 7 novembre 2017 à Paris. @Carmen Martos, ATDQM

 

Ce que les riches pensent des pauvres
Serge Paugam, Bruno Cousin, Camila Giorgetti, Jules Naudet
Seuil, 2017, 352 p., 23 €

Le chiffre

7 000 exemplaires du livre  » En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté  » ont été commandés par le Rectorat de Créteil qui va en distribuer deux dans chaque école, collège et lycée.