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Se nourrir lorsqu’on est pauvre (article pour la Revue de l’Observatoire)

Cet article publié en août 2015 dans la revue belge L’Observatoire présente les résultats d’une étude en cours de publication par les éditions Quart Monde, menée par le mouvement ATD Quart Monde afin d’avancer vers des solutions qui permettent l’accès de tous à une alimentation durable. Extraits.

Certaines barrières sont facilement identifiables telle que la barrière financière ou les obstacles matériels. D’autres, plus subtiles, créent des tensions autour du « se nourrir », elles relèvent davantage du parcours de vie, des conditions de vie, de frustrations sociales ou encore de la priorité portée aux enfants.

Le plaisir autour de la prise des repas est une dimension largement mise en avant, en particulier dans la culture française. Mais, la précarité fragilise ce rôle pour une personne en grande pauvreté : se nourrir va souvent devenir au contraire une peur et un stress quotidien et l’alimentation relève alors plutôt de la survie que du plaisir. Cette préoccupation est d’autant plus forte pour les parents qui ont peur de ne pas pouvoir nourrir suffisamment leurs enfants et qui culpabilisent de cette situation.

« Le mal manger, c’est quand on n’a pas de plaisir à se mettre ensemble… C’est trop dur dans les regards. Quand on a des problèmes, on s’engueule, on se fuit, on se regarde par en dessous et on n’a pas envie de se mettre à table ensemble pour constater qu’on n’a pas les moyens de manger ».

Cependant, les personnes affirment que le partage d’un repas et le lien social qui se tisse autour des plats est très important et même plus important que le contenu des assiettes. « Le tout c’est d’être ensemble, on mange simplement et, bon, ça n’a pas d’importance ce qu’il y a dans l’assiette pourvu qu’on soit ensemble et qu’on partage. » Ce rôle social reste un moteur et demeure fondamental dans les milieux défavorisés. L’aide et la solidarité entre les personnes qui sont en difficulté marquent les personnes qui sont à leur contact et la nourriture constitue l’un des supports de cette entraide et ce partage. On constate que c’est toujours dans une vision tournée vers l’autre qu’une personne submergée par les soucis du quotidien va pouvoir se projeter dans le futur. Il semble donc très important de valoriser et de se fonder sur ce rôle social de la nourriture.

Considérer les dimensions liées au rôle social de l’acte alimentaire conduit également à porter une vigilance particulière sur la façon dont sont diffusés et mis en œuvre l’information nutritionnelle et les messages de prévention. S’ils pourraient répondre aux préoccupations sur les dimensions qualitatives et nutritionnelles de l’alimentation, ces messages de prévention et d’éducation à la santé représentent de fait une source particulière de tensions autour de l’alimentation pour les plus pauvres. En effet, ils se sentent matraqués et infantilisés par ces messages et valeurs de la société. Les personnes font des efforts pour atteindre au maximum ces messages mais éprouvent un sentiment d’impuissance face à de trop nombreuses préconisations ou interdits qui renforcent les difficultés rencontrées pour se nourrir et nourrir les leurs. « J’ai un sentiment de matraquage. Nous on est matraqué sur le poids, on est trop gros et le diabète et ce qu’on mange… « Ils ont qu’à acheter des fruits et des légumes et de la viande rouge », avec ce qu’on a pour vivre ! Ils rigolent non ? ». « J’ai l’impression qu’on ne va pas matraquer les gens qu’ont des sous, qu’on va matraquer les gens qui n’en ont pas. »

Il semblerait que ces messages ont pour effet pervers d’exclure de la société les personnes vivant en situation de précarité. Elles supportent difficilement le préjugé sociétal d’une mauvaise alimentation des plus pauvres, critiquent une normalisation des comportements alimentaires par ces normes et valeurs qui sont incompatibles avec la vie en précarité et sont blessées de ressentir des jugements et de l’exclusion uniquement du fait de leur physique ou de leur obésité. On pourrait donc en conclure qu’un message de prévention qui ne part pas de la réalité et des préoccupations de la personne et qui n’est pas suivie d’actions et de moyens permettant aux personnes de les suivre, est inutile et devient source de tensions.

Par ailleurs, […] la personne en grande pauvreté n’atteint que difficilement le statut de consommateur et doit alors se tourner vers le circuit de l’aide alimentaire. Ce circuit est souvent réservé uniquement aux personnes à bas revenu, il s’enracine comme un circuit d’approvisionnement parallèle pour les non-consommateurs. Or, si l’aide alimentaire permet de répondre à l’urgence que rencontrent ces personnes pour se nourrir, les bénéficiaires expriment la difficulté morale de se tourner vers elle et d’en dépendre. Ont été relevés la honte de devoir entrer « dans le monde de l’assistance » et de perdre une partie de son autonomie, la difficulté d’accepter la gratuité, la difficulté de devoir passer d’un organisme à un autre pour se nourrir et nourrir les siens ou encore la difficulté d’être contraint et accompagné dans ses choix. « Moi j’ai déjà été consommatrice des Restos du cœur et du comptoir alimentaire du Secours catholique et tout ça, des Banques alimentaires. Il y a des choses qui sont bien mais il y a des choses qui ne sont pas bien. (…) C’est quand même mieux que les gens, ils achètent dans les magasins ou dans les épiceries sociales parce qu’ils ne tendent pas la main. Moi je dirais que tout le monde a droit à manger et tout le monde a droit à acheter. »

Face à un objectif de lutte contre les discriminations et les exclusions sociales, on peut donc s’interroger sur l’actuelle institutionnalisation du dispositif de l’aide alimentaire comme principale réponse aux situations d’insécurité alimentaire.

Les tensions engendrées par les difficultés d’accès à la nourriture viendraient donc fragiliser la construction individuelle de la personne en grande pauvreté, la création de ses liens sociaux, son positionnement au sein d’un groupe social et, plus largement, on pourrait faire un lien entre la faim et l’absence de participation aux projets sociétaux.

L’objectif est désormais de construire avec les personnes concernées, des solutions permettant de concilier les deux rôles tout aussi essentiels de l’acte alimentaire que nous pourrions appeler le rôle nourricier et le rôle social.

Les plus pauvres considèrent la reprise d’une autonomie alimentaire et l’accès à une alimentation durable comme moteur d’inclusion sociale. Lorsqu’ils n’ont plus peur de la faim, leur dynamique personnelle autour de la nourriture se reconstitue et les conduit à des processus d’inclusion qui conduiront alors à leur participation à la société comme citoyens à part entière.

Magali Ramel, Huguette Boissonnat Pelsy, Chantal Sibué-De Caigny

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