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Regards (conte de Noël)

D’abord, il y a ses pieds. Ils le font tant souffrir aujourd’hui. Tête baissée, il ne voit qu’eux. Il ne les reconnaît pas : des mocassins en cuir trop serrés que sa mère a dégotés en urgence, il se sait plus où. Ses gros orteils touchent l’avant du soulier et ses petits doigts sont broyés sur les côtés. Quelle idée aussi, elle a eue ! Il est le seul, comme ça. Ils ont tous gardé leurs baskets des jours ordinaires. Comme il regrette les siennes, vieilles mais si confortables, antidérapantes au-dessous ! La semelle est glissante sur le parquet vernis, il va se casser la figure.

Kevin marche le plus discrètement possible. Ça grince quand même. Lui qui voulait passer inaperçu, c’est raté… Il fait tellement chaud !

La sueur lui coule sous les bras. Impossible de quitter son gros pull, à cause d’un trou dans le tee-shirt au-dessous. Il n’a pas dû mettre assez de déodorant. « 24 heures, agit à sec » : c’était marqué. Tu parles, que dale, oui ! À tous les coups, l’odeur qu’il déteste va commencer. Il est sapé complètement à côté de la plaque, c’est clair. Les autres, ils ont l’habitude d’y aller, au musée. Ils savent.

Lui, c’est sa première fois. Chez lui, il y a bien trop à faire pour se balader… Il est tellement mal dans son corps qu’il n’a pas entendu ce que raconte la guide. Eux ne sont pas impressionnés par le lieu. Ils habitent en ville, dans de vraies maisons. D’un coup, il a le blues de leur caravane de six mètres carrés, posée sur un parking tranquille, où il vit avec sa mère et son frère. Décidément, il aurait envie de rentrer.

Il se sent différent. Le malaise se diffuse dans tout son corps par vagues successives de bas en haut : pieds en feu, endoloris par la marche à travers des salles immenses, front brûlant de confusion. Des plafonds dorés, hauts comme à la cathédrale Notre-Dame de Paris, à la sortie du mois dernier.

Personne ne lui a rien dit, mais il sait qu’on le juge à ses fringues décalées, à sa gêne. Il voudrait que la visite soit terminée. Il voudrait disparaître. Lever les yeux, écouter cette femme qui parle.

De quoi cause-t-elle donc ? Il a oublié le numéro du siècle où vivaient ces gens-là. Justement, la conférencière désigne le tableau d’un prince de la Renaissance.

Pourquoi elle dit qu’il renaît ? Il a dû louper quelque chose. Tant pis. Cet homme ressemble à un vrai, tout prince qu’il est. Il porte un manteau rouge incroyable, avec de la fourrure blanche tout autour.

Ça lui rappelle le poil doux de Bobby, son lapin albinos. On dirait une photo en 3 D, ou que l’homme est dans une télé. Il le regarde d’un air sévère. Il voit bien comment il est attifé grave, il a tout deviné.

Kevin, déjà à l’arrière, se replie encore. La guide a repéré son geste.

– Pourquoi tu t’éloignes, jeune homme ?

Kevin voudrait se volatiliser.

L’enseignante :

– Ce n’est rien, Madame : il n’a pas l’habitude.

La conférencière :

– Cinq minutes de pause avec votre professeure, pendant que je parle à votre camarade.

Elle s’approche de cet élève au comportement étrange. Kevin ne peut échapper à ses questions.

– Alors, Kevin, que se passe-t-il ?

L’enfant reste muet.

Sur un ton bienveillant :

– Pourquoi restes-tu en arrière ?

Après plusieurs minutes de silence, très bas :

– Ben madame, ce prince… là, y me fait peur.

– Pourquoi ? C’est juste l’image peinte d’un notable de la Renaissance, il y a plusieurs siècles, tu sais.

Chuchotant :

– Y me regarde, M’ dame. Je crois qu’il aime pas mes habits. J’ suis jamais venu dans un endroit comme ça, M’ dame.

– C’est la première fois que tu viens au Louvre, jeune-homme ?

– Vous voulez dire dans ce palais ? Oui,Madame.

– Et alors ?

Silence. Puis :

– Y ‘a que des gens bien habillés ici, aux murs y ‘a que des princes, des rois, des puissants.

Le jeune garçon, tête baissée, replonge dans son mutisme.

– Kevin, d’où viens-tu ? Tu es bien de la même classe que tes petits camarades ?

Long silence.

– C’est pas mes copains. Je suis un sans-ami, qu’ils disent.

– Et pourquoi donc ?

– J’habite pas le même quartier. Je vais pas aux anniversaires. J’peux pas apporter de cadeau, souffle-t-il tout bas, fixant le parquet magnifique. Ma mère, elle va au boulot en mobylette. C’est moi qui dépose mon frère à la crèche avant d’arriver au collège.

– Et bien, tu as déjà une longue journée derrière toi, mon garçon ! Je te félicite ; aussi pour ta remarque importante commune à toutes ces peintures.

La conférencière frappe dans les mains :

– Les enfants, nous allons conclure par quelque chose d’essentiel que Kevin a exprimé avec ses mots : le réalisme de ces portraits. Voyez cet homme vêtu de pourpre. On dirait une photo, votre camarade a raison. Sentez la profondeur du regard, l’air hautain. Approche Kevin, viens voir de près ce tableau qui t’impressionne tant.

Le garçon timide s’avance vers le groupe silencieux. Son malaise a disparu. Pour la première fois, il ressent du respect de la part de la classe. L’institutrice a l’air fier de lui. Ses yeux croisent sans honte ceux des élèves.

Son regard plonge enfin dans celui de l’homme en habit rouge, au col d’hermine neigeux. Autour de ses yeux, il distingue de fines rides, exactement comme celles du père de sa mère qui vient les voir à Noël. La main posée sur la fourrure est striée d’une grosse veine bleue, pareille que sur les grosses paluches de Papy.

Que le temps ait marqué ainsi cet homme l’émeut infiniment. C’est juste un gamin de riche qui a vieilli.

Un humain, exactement comme lui et son grand-père.

Bella Lehmann-Berdugo