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Quelle école pour quelle société ?

Le Mouvement ATD Quart Monde a toujours été un Mouvement qui visait non pas à aménager ou à soulager de la misère, mais à la libération de la misère : la libération de chaque personne, la libération collective du peuple du Quart Monde, et la libération de la société elle-même de cet apartheid moderne qu’est la grande précarité. Et pour cela le Mouvement a toujours mis en avant l’éducation par des jardins d’enfants, des bibliothèques de rue au pied des tours ou des clubs du savoir pour les jeunes, des universités populaires avec les adultes. ATD Quart Monde fait cela parce que la population au milieu de laquelle les volontaires vivent ne cesse de le dire : ce qu’ils veulent le plus c’est que les enfants et les jeunes ne passent pas par où ils sont passés, que la misère ne se transmette pas encore à une autre génération, qu’on puisse briser la chaîne.

En cela nous nous retrouvons très bien dans l’appel que vous lancez, et qui montre que les familles de milieu populaire ont un immense espoir dans l’école. Sachez bien que les plus démunis du monde populaire, pour qui on pense trop souvent qu’ils ne veulent que la soupe populaire et l’hébergement, veulent en fait la même chose : une école pour que leurs enfants et leurs jeunes s’en sortent. Il est très important qu’il y ait une vraie alliance entre les familles du monde populaire et les familles les plus démunies, qu’elles ne soient pas vues comme celles qui ralentissent les combats où qui ne veulent pas combattre mais comme celles qui poseront les questions les plus radicales et qui amèneront le combat jusqu’au bout sans exclusion.

L’espérance dans l’école est énorme. Or les faits sont têtus : l’échec scolaire est fortement corrélé au milieu social. La corrélation entre l’échec scolaire et le milieu social a toujours existé. Mais historiquement elle a baissé au fil des décennies, faisant de l’école le principal espoir de promotion pour les populations les plus démunies. Cet espoir reste entier, mais depuis 20 ans l’influence du milieu sur la réussite scolaire augmente . Il y a 20 ans, un enfant d’ouvrier avait 10 fois moins de chance d’arriver au Bac qu’un enfant de cadre. 10 ans plus tard un enfant d’ouvrier a 15 fois moins de chance d’arriver au bac qu’un enfant de cadre. Le CESE vient de le confirmer dans son dernier rapport « les inégalités à l’école ». Donc cet espoir des parents que la misère recule pour leurs enfants est bafoué et très peu de gens ne s’en indignent.

Le sujet de la précarité est un sujet de société, il y a des débats, des articles. Mais le débat est centré sur la survie des personnes très pauvres : restaurant du cœur, aide alimentaire, hébergement d’urgence. ATD Quart Monde est très sollicité pour donner son avis sur ces droits biologiques des gens, mais très rarement sur ce qui préoccupe le plus la population : l’éducation des enfants et des jeunes. C’est pourquoi nous avons décidé de proposer aux familles des quartiers, aux enseignants et à leurs syndicats, aux fédérations de parents d’élèves, de travailler ensemble.

Plus on est démuni, plus on échoue à l’école. Pourquoi ? Beaucoup de théories se développent. Les pauvres seraient moins capables que les autres. Cette idée est tenace, et je sais pour avoir fait des bibliothèques de rue dans des quartiers très défavorisés en France et aux USA pendant 20 ans que c’est complètement faux. Je me souviens d’enfants des Emouleuses à Créteil qui me battaient systématiquement aux échecs alors que je faisais ma thèse de math, et cela simplement parce qu’une militante leur avait appris à jouer. Pour autant ils échouaient à l’école.

L’autre explication souvent avancée, c’est que les parents ne s’intéresseraient pas à la scolarité de leurs enfants. Ou même parfois plus grave : que le milieu est néfaste et qu’il faudrait en retirer les enfants. Le nombre d’enfants placés augmente en France en ce moment, lui aussi lié à la précarité. En faisant cela ou en prenant les quelques enfants qui sortent du lot pour que je ne sais quel internat d’excellence, on appauvrit encore les quartiers, on accrédite l’idée qu’il y a quelques capables et beaucoup d’incapables. On humilie durablement un milieu qui finit par croire qu’il n’est pas capable.

Le mépris social qui est de plus en plus autorisé affecte aussi des enseignants qui peuvent avoir une attitude méprisante. ATD Quart Monde a convaincu la Halde de faire reconnaître à notre pays qu’il y a en France une discrimination pour origine sociale.

Et si les parents semblent ne pas s’intéresser, et si bien souvent les enseignants le disent, ce n’est pas qu’ils ne s’intéressent pas, c’est que c’est très douloureux pour eux et donc ils ont peur, ils se sentent étrangers à l’école, ils peuvent parfois être tendus voire agressifs tant cela leur fait mal de voir que leurs enfants vont être mis à l’écart de l’école comme eux ont été mis à l’écart. L’enfant qui voit un conflit entre les adultes, ses parents et ses enseignants, vit un conflit de loyauté. Et son savoir de la vie est déconnecté, voir en contradiction avec le savoir de l’école.

C’est l’expérience de Sharmaine, qui participait à l’une de nos bibliothèques de rue à New York. Un jour on travaillait sur les animaux : chacun devait dessiner un animal et écrire dans l’ordinateur, la banque de donnée de tous les savoirs, ce qu’il savait de cet animal. Sharmaine dessine des rats et dit joyeuse (à 4 ans elle est encore spontanée) : « Chez nous il y a des rats ! ». Sa grande sœur enjambe les autres enfants et déchire le dessin de la petite fille en me regardant : « Non, il n’y a pas de rats chez nous ! » Ainsi le savoir de Sharmaine (car c’est un savoir : oui, il y avait des rats chez elle) est dangereux, il faut le taire. Elle ne peut pas réfléchir, bâtir son intelligence à partir de ce qu’elle sait et de ce qu’elle voit.

Comme Sharmaine, beaucoup d’enfants des milieux les plus démunis ne peuvent pas lier leur expérience et le savoir officiel. Leur rapport au savoir, c’est que le savoir n’est pas en eux. Le rapport au savoir des adultes est le même, il ne peut changer qu’en changeant les rapports sociaux.

Fatoumata n’ose pas dire à l’école qu’elle vit à l’hôtel car elle y est hébergée avec sa famille. Si elle le dit, les autres la traitent de « Cas soc’ », de sdf.

Mais les enfants veulent autre chose : ils sont prêts à vivre le savoir autrement, à être amis pour apprendre si les adultes leur proposent clairement ce cap-là. Nous avons vu dans plusieurs quartiers où nous travaillons que ce n’est pas fatal : le dialogue entre l’école et les parents très démunis est possible et change beaucoup de choses à l’école.

À Rennes par exemple dans le quartier de Maurepas, les parents se réunissent dans l’école et peuvent se dire leur propre expérience de l’école, leur propre souffrance et humiliation. Ils sont plus légers avec leurs enfants, et ensuite dans des rencontres parents-professeurs, leurs histoires ont été partagées, ils osent dire qu’ils ont peur de l’école, ils découvrent que les professeurs ont peur d’eux. Leur expertise pour conseiller qu’aucun enfant ne se sente humilié à l’école est appréciée. On retrouve une spirale positive de confiance, les enfants déjà vont mieux et apprennent mieux. Et les enfants ont commencé eux aussi à s’exprimer sur la manière dont ils pourraient créer entre eux à l’école un climat où chacun va apprendre, parce qu’il est respecté.

La FCPE (Fédération des Conseils de Parents d’Élèves) fait partie de cette expérience à Rennes. Si, partout, la FCPE pouvait considérer que l’expérience des parents les plus modestes est la plus précieuse pour faire avancer l’école, qu’il ne suffit pas d’avoir des parents très doués pour comprendre les mécanismes de l’école, ce serait une grande avancée.

Les enseignants et l’IUFM sont aussi dans cette expérimentation à Rennes. Et ils concluent qu’il faut une véritable formation pour les professeurs : sur la réalité de la précarité, sur la manière de dialoguer avec les parents les plus éloignés de l’école, sur la manière de créer des pédagogies qui partent de l’intelligence de chacun et apprennent à tous la coopération.

Et ensemble avec les parents qui vivent la grande précarité, les parents d’autres milieux, les syndicats d’enseignants, les fédérations de parents d’élèves, nous préparons une plate forme de propositions avec à Lyon les 11, 12 et 13 Novembre des Ateliers pour l’école. Et, pour le 17 octobre, Journée mondiale du refus de la misère, nous lançons un grand débat : « Quelle école pour quelle société ? et réciproquement ».