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Pour que les plus pauvres participent à la démocratie…

Intervention de Véronique Davienne, déléguée nationale adjointe d’ATD Quart Monde France, le 25 novembre 2011 lors de la 86e semaine sociale de France.

1) En guise d’introduction, quelques mots sur l’école Olivier Mongin, orateur précédent, nous pose la question : qui partage avec qui ? Mais il y a aussi la question : qui partage quoi avec qui ? Et comment ? La démocratie suppose de permettre à chaque personne d’apporter sa contribution au bien commun mais ce n’est pas évident dans la pratique. Je vais commencer par vous partager un événement que nous venons de vivre il y a 15 jours. Le Mouvement ATD Quart Monde a mené, sur plusieurs années, des travaux précis sur l’école avec des parents d’élèves en situation de pauvreté, des parents d’autres milieux, des enseignants et des fédérations de parents d’élèves, des syndicats d’enseignants, des mouvements pédagogiques et des chercheurs. Ces travaux, conclus par des Ateliers pour l’école à Lyon il y a 15 jours ont permis à des parents défavorisés de dire qu’à cause de leur propre parcours scolaire difficile, ils appréhendaient de franchir la grille de l’école : comment les enseignants auraient-ils pu l’imaginer sans que ces personnes le disent ? Inversement, des enseignants ont exprimé leur peur face aux parents d’élèves en précarité, à la grande surprise de ces derniers. Cette petite avancée dans la compréhension réciproque n’a pu se faire que par la rencontre organisée et longuement préparée entre ces différentes personnes. Les SSF ont tenté ce pari en 2009 et d’une autre manière en 2010, de s’ouvrir à la contribution des très pauvres. Cette rencontre va-t-elle se faire aujourd’hui ? Il semble que non.

Veronique_Davienne

2) Pourquoi est-ce si difficile ? Quels sont les obstacles à la participation des personnes en situation de pauvreté ? Ceux qui ont peu l’habitude d’être consultés, qui, à cause de leur vie d’exclusion, n’ont pas eu les mêmes chances à l’école et du coup ont moins de mots, finissent par penser que leur parole n’a pas de valeur. Dans les espaces ordinaires de démocratie élective ou participative ou contributive, il n’y a pas de place spontanément pour des citoyens vivant la pauvreté. Ils sont perçus au mieux : – comme des personnes dont il faut s’occuper, – dont il faut améliorer le sort, – des personnes à réinsérer dans une société où les normes ont été érigées sans eux. Au pire : – Ils sont définis par leurs manques, leurs besoins – Suspectés de fraude ou de paresse – Ils suscitent une réaction de peur, parfois de mépris ou d’indifférence ou de pitié, – jamais une envie de partenariat. Pour envisager une rencontre, un dialogue et, encore mieux, un croisement des savoirs, il faut d’abord dépasser ces blocages. Je me permets de vous confier un court extrait d’une intervention à l’UNESCO en 1980 du père Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement ATD Quart Monde et qui avait lui-même connu la grande pauvreté dans son enfance. Si je peux me permettre : il savait de quoi il parlait… « Ceux qui pensent que les hommes totalement paupérisés sont apathiques et que, par conséquent, ils ne réfléchissent pas, qu’ils s’installent dans la dépendance ou dans le seul effort de survivre au jour le jour, ceux-là se trompent lourdement. (…) Ils ignorent l’effort désespéré de réflexion et d’explication de cet homme qui ne cesse de se demander : « Mais qui suis-je donc ? » Qui ne cesse de dire : « Pourquoi me traite-t-on comme cela, comme une lavette, comme un chien, comme un vaurien ? Suis-je donc une lavette ? » Et qui, au pris d’un effort de pensée douloureux, ne cesse de resurgir d’en dessous de ces fausses accusations qui sont autant de fausses identités qu’on lui donne, en se répétant : « Non, je ne suis pas un chien, je ne suis pas l’imbécile qu’on a fait de moi, je sais des choses, moi aussi, des choses qu’eux ne comprendront jamais. »

3) Trois convictions du Mouvement ATD Quart Monde Depuis son origine, le Mouvement ATD Quart Monde, à partir de son engagement avec des populations très démunies qui en sont membres, développe une triple conviction : – 1ère conviction : les victimes de la misère possèdent des savoirs issus de leur vie et de leur lutte pour vivre mais il ne s’agit pas de considérer les personnes démunies comme de simples informateurs capables de renseigner d’autres qui feraient des recherches, il faut leur offrir des espaces où construire avec d’autres et à partir de leur expérience de vie, leur pensée, leur réflexion. C’est par exemple l’objectif des universités populaires Quart Monde animées par ATD Quart Monde. – 2ème conviction : il est impossible, sans prendre en compte ces savoirs, de lutter efficacement contre la misère et de construire une société où chacun quel qu’il soit ait une place, ce qui devrait être l’ambition de toute démocratie digne de ce nom. Cette conviction est loin d’être admise dans notre société. Les pauvres ne sont-ils pas « trop écrasés » pour mener la réflexion nécessaire à la constitution d’un savoir ? N’est-ce pas « leur ignorance » même qui les empêche de sortir de leur misère ? Au mieux, dans une démocratie qui prône la participation, les responsables pensent qu’ils doivent « les consulter » avant de décider des mesures à prendre à leur égard… – 3ème conviction  : L’expérience d’ATD Quart Monde, confortée suite à deux programmes de recherche et présentés dans un ouvrage « Le croisement des savoirs et des pratiques », est qu’aucun savoir n’est complet à lui tout seul : ni le savoir universitaire des chercheurs, ni le savoir d’action des professionnels, ni le savoir d’expérience des personnes en situation de pauvreté. Il faut croiser les 3 pour arriver à un savoir bien plus pertinent qui peut déclencher des transformations justes.

4) A quelles conditions un vrai croisement peut-ils s’instaurer aboutissant à une co-construction ? Ce croisement, ferment d’une démocratie renouvelée, suppose des conditions qui sont souvent largement sous estimées par les tenants de la participation qui, avec bonne volonté, souhaitent associer les personnes en situation de pauvreté à l’une ou l’autre étape d’un processus de décision. Au delà de l’intention, c’est effectivement là que les choses se compliquent, car la liberté des plus démunis n’est pas donnée. Cette nouvelle manière de procéder, de vivre notre démocratie est bien plus coûteuse qu’il n’y paraît : c’est une révolution culturelle qui bouleverse toutes nos manières de faire habituelles. Dansla préface du livre « le croisement des paouvoirs qui donne d’excellents repères sur notre question, Mireille Delmas-Marty, professeur au Collège de France, écrit : « La reconnaissance de l’égale dignité nécessite un changement culturel fondamental. La démocratisation du savoir ne saurait se limiter à l’accès des plus défavorisés à la culture dominante, mais elle implique leur participation, en tant qu’experts irremplaçables de leur vécu, à la production des savoirs. A défaut, sur le plan des pouvoirs, la démocratie participative risque d’être un leurre ». 4.1 Conditions concernant ceux qui ne sont pas habitués à contribuer Pour permettre la contribution des plus éloignés de tout à l’élaboration du bien commun, il y a donc des conditions très précises qui les concernent : – La participation suppose une offre mais doit rester une démarche libre : il ne peut pas être question d’injonction de participer. – Il convient de chercher avec les personnes sur quels sujet, à propos de quelles problématiques elles ont envie de réfléchir et de participer L’on dit souvent qu’on cherche à associer les personnes en situation de pauvreté aux questions qui les concernent, comme s’il y avait des questions qui ne les concernaient pas ! Les personnes dont nous parlons n’ont pas envie de ne parler que des minimas sociaux ou de la CMU, elles sont aussi intéressées par contribuer à des débats, des réflexions sur l’Europe, sur la fiscalité, sur la culture… Pas de domaine réservé, l’offre doit être large. – Ensuite, les personnes intéressées ont envie d’être associées à l’élaboration, à la mise en œuvre et à l’évaluation de ce dont on parle, tout le processus, pas seulement d’être consultées sur un petit bout… – dans de tels espaces qui cherchent à permettre la contribution de chacun avec son expérience, personne ne soit se trouver en situation isolée : une militante Quart Monde, participant à un travail de recherche, disant ainsi « j’ose parler parce que j’ai un groupe derrière moi ». Cette dernière condition, qui suppose du temps (et donc pas un processus accéléré avec des échéances courtes), consiste donc à permettre aux personnes qui n’ont pas habituellement d’espace pour apporter ce qu’elles savent, ce qu’elles pensent, de pouvoir travailler ensemble, d’abord entre elles, à partir de leur expérience de vie partagée, de faire émerger une pensée commune (comme les syndicalistes dans leur syndicat ou les hommes politiques dans leurs partis…). Les universités populaires Quart Monde, déjà mentionnées, sont nées de cette nécessité. Faute de cette condition qui, répétons-le, prend du temps, les personnes en situation de pauvreté, ne sont pas libres dans leur contribution, soit elles « donnent les bonnes réponses » qu’elles pensent qu’on attend d’elles, soit au contraire s’installent dans une opposition systématique qui ne correspond pas davantage à la finesse de ce qu’elles ont à partager. Donc, vouloir associer des personnes en situation de précarité, considérées individuellement, comme cela se fait dans certaines consultations, sans qu’elles aient le moyen de s’ancrer préalablement et régulièrement auprès de ceux qu’elles sont sensées représenter ou au nom de qui elles sont sensées donner un avis, est illusoire et les prive de la réflexion commune et partagée qui les alimente et les légitime dans leur représentation. Comment faire ? Pour vouloir et mettre en œuvre de tels processus, les SSF, ne peuvent pas s’appuyer uniquement sur l’engagement d’ATD Quart Monde et du Secours Catholique. Il y a à soutenir, à participer au développement d’associations citoyennes dans les quartiers, des mouvements d’éducation populaire, parfois de petites associations qui sont attentives à la participation des plus fragiles, interpeller les conseils de quartiers qui réussissent rarement à être attractifs et fréquentés par les plus démunis. C’est à la base, dans les quartiers, que la démocratie commence. On ne peut pas faire l’économie de cette étape. Elle commence aussi, cette démocratie, à l’école par des pédagogies qui soutiennent des relations de coopération entre les enfants et non de compétition. Cette co construction, porteuse de changement, qui s’appuie sur un croisement des savoirs différents, nécessite enfin une animation extrêmement rigoureuse et vigilante pour que tous les points de vue s’expriment, soient compris et intégrés, opérant une transformation des compréhensions, des représentations en vue du bien commun. 4.2 Conditions concernant ceux qui sont habitués à contribuer : Mais une autre série de conditions est sans doute surprenante mais non moins indispensable : ce sont les conditions concernant les autres, ceux qui ne voient pas d’obstacle à leur propre participation dès lors qu’ils la souhaitent, ceux qui sont organisés pour apporter leur contribution. Pour que cette démocratie qui cherche à associer tout le monde sans oublier personne fonctionne, il faut que chacun soit en situation de question, de recherche, en attente d’apprendre quelque chose des autres. Il n’y a aucun intérêt à consulter si ce n’est pas pour construire ensemble. Si l’ouverture à la participation large de tous les citoyens n’est pas accompagnée d’une détermination à accepter de remettre en cause ses certitudes, à déconstruire ses représentations, à prendre plus de temps pour aller vers des chemins non prévus d’avance, alors elle ne produira pas de vrais changements. Cette disponibilité d’esprit prête à toutes les remises en cause n’est pas évidente pour les décideurs, les détenteurs du pouvoir quels qu’ils soient qui ont plus l’habitude des consultations que des vraies co constructions qui sont d’une toute autre nature et autrement exigeantes pour chacun. Les initiateurs de cette recherche d’une démocratie large, qui n’oublie personne, ont-ils vraiment besoin de la contribution de tous, sont-ils réellement convaincus qu’elle est utile et même indispensable et qu’elle va changer des choses ? Telle est peut-être en réalité la première question. Pour conclure, c’est un défi de taille face auquel nous nous trouvons pour réaliser notre ambition partagée d’une société construite avec tous. Le chemin est ouvert mais nous ne sommes qu’en route, loin encore d’être arrivés. Une trop grande impatience nous ferait risquer de prévoir pour les personnes concernées une place qui n’est peut-être pas celle qu’elles veulent prendre. Mais si nous lâchons nos certitudes, alors tous les espoirs de changement seront permis et la démocratie pourra se renouveler et se rénover sans oublier personne.