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Pierre Saglio : « La société semble s’être résignée à la grande pauvreté »

Interview parue dans le journal La Croix, 9 janvier 2010

 

Pour Pierre Saglio, président d’ATD Quart Monde France, on s’enferme trop aujourd’hui dans des logiques d’urgence sans se préoccuper de ce qui produit de l’exclusion.Pour Pierre Saglio, président d’ATD Quart Monde France, on s’enferme trop aujourd’hui dans des logiques d’urgence sans se préoccuper de ce qui produit de l’exclusion. Comment évaluez-vous l’état de la grande pauvreté en France aujourd’hui ?

Pierre SAGLIO: La misère noire est toujours, hélas, une réalité de souffrance quotidienne insoutenable pour un nombre important de nos concitoyens. Mais ce que l’on ne perçoit pas assez, c’est à quel point les gens pauvres souffrent d’abord d’une mise à distance, de l’isolement. Or, quand on est pauvre, on s’épuise d’autant plus vite que le sentiment d’être abandonné de tous vous gagne.

Les indicateurs montrent que la grande exclusion s’aggrave. Comment expliquez-vous cette tendance ?

Dix ans de combat du monde associatif avaient permis d’obtenir l’adoption de la loi d’orientation contre les exclusions de 1998. Cette réforme portait une grande ambition résumée par une formule: «l’accès de tous aux droits de tous». Autrement dit, il s’agissait de mobiliser l’ensemble du droit commun dans la lutte contre la pauvreté. Cela a ensuite débouché sur des lois spécifiques portant la création de la couverture maladie universelle (CMU) ou du droit au logement opposable (DALO). Le drame est que cette ambition du droit commun pour tous, jusqu’aux plus fragiles, n’est plus portée aujourd’hui au plus haut sommet de l’Etat. Le revenu de solidarité active (RSA) est un bon outil pour des gens qui peuvent accéder à un travail, mais pour ceux qui sont exclus du marché de l’emploi, il n’apporte rien. La réforme du RSA est significative d’un abandon de l’ambition du droit commun pour ceux qui sont les plus éloignés du travail.

Les politiques ont-ils renoncé à s’attaquer à la grande pauvreté ?

Oui, il y a une forme de renoncement qui m’inquiète beaucoup et qui n’est pas le fait des seuls politiques. Les citoyens, l’opinion publique, l’ensemble de la société semblent s’être résignés. On distribue de l’aide, on apporte les secours de base pour soulager la souffrance mais on renonce à l’ambition radicale d’en finir avec ce fléau. On distribue en France plus de 2,5 millions de repas gratuits par jour ! Avec le temps, on a fini par instituer un véritable circuit de consommation réservé aux pauvres alors que l’aide alimentaire devrait être exclusivement limitée aux situations d’urgence. En disant cela, je ne conteste pas l’engagement important des bénévoles dans le monde caritatif qui exprime une réelle compassion. Ce n’est pas cette générosité qui est en cause, mais un certain renoncement de notre société à la construction d’un monde où les droits sont les mêmes pour tous. Nous devons réapprendre à nous lier les uns aux autres, nous lier pour que personne ne soit à la rue, pour que personne ne soit abandonné, pour que cesse le mépris.

La pauvreté en tant que telle serait-elle moins bien acceptée par la société ?

Le discours politique actuel banalise la suspicion à l’égard de ceux qui n’arrivent pas à accéder à l’emploi. «Ces gens-là ne font pas ce qu’il faut». Les pauvres ont toujours été victimes d’attitudes de mépris et d’humiliation qui ont tendance à se renforcer aujourd’hui. Dans les représentations générales, on stigmatise le monde des pauvres sous ses aspects les plus négatifs, alors que les valeurs du courage ou de la solidarité y sont si fortes. Une militante du Quart Monde me disait qu’elle n’aimait pas l’expression «s’en sortir» car cela évoquait pour elle une trahison de son milieu. Ce dont elle ne veut plus, pour elle ou ses enfants, c’est de la souffrance. Mais elle souhaitait rester fidèle aux valeurs du monde des pauvres, faites de courage et du refus de l’abandon.

Voyez-vous aujourd’hui de nouvelles formes de pauvreté se développer ?

Je n’aime pas cette idée de «nouveaux pauvres» que l’on nous a déjà servie tant de fois alors que les processus d’exclusion sont toujours les mêmes. L’expression illustre simplement que l’on n’a jamais vraiment pris le temps de se mettre de leur côté. Alors que la lutte contre la pauvreté ne peut être menée que sur le long terme, on s’enferme dans des logiques d’urgence sans se préoccuper de ce qui produit de l’exclusion. Le développement durable nous a permis de prendre conscience qu’il faut se préoccuper aujourd’hui de l’état de la planète de demain. De la même façon, la société doit comprendre que certains comportements d’aujourd’hui préparent la pauvreté de demain.

Recueilli par Bernard GORCE, [].www.la-croix.com