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« On parle la même langue mais pas le même langage »

Lors d’une co-formation par le croisement des savoirs et des pratiques(1), magistrats et militants Quart Monde ont mesuré les incompréhensions qui les séparaient et cherché ensemble des solutions.

« Faites entrer le prévenu », lance le juge. « Asseyez-vous, poursuit-il, la greffière va prendre en notes. Le procureur représente la société, les deux assesseurs vont m’aider à prendre la décision.

– Tout ça pour moi, marmonne le prévenu.
– Vous êtes un justiciable, rétorque le magistrat.
– Oui, j’ai plutôt une gueule de coupable… »

La scène est jouée dans une salle de l’Ecole nationale de la magistrature à Paris. Le 17 décembre 2015, les participants à la co formation « Justice et Pauvreté », proposée par ATD Quart Monde, faisaient une séance de restitution après quatre jours de travail en commun. Cela a pris la forme d’un théâtre-forum représentant les visions souvent opposées de la justice qu’ont les magistrats et les personnes issues de la grande pauvreté.

Le juge s’est ensuite glissé dans la peau du prévenu tandis que celui-ci présidait entre les deux assesseurs.

– « J’ai trouvé un travail et je demande un aménagement de ma peine, dit le prévenu.
– C’est refusé, tranche le juge.
– J’ai pas fini de m’expliquer.
– Il reste quinze dossiers à traiter à l’audience… »

« Si on écoutait plus ? »

Les participants – une quinzaine de magistrats et cinq militants Quart Monde – ont ensuite installé leurs chaises en rond dans la pièce. A chacun de dire ce qu’il avait retenu de la co formation – la troisième à l’ENM – et ce que cela pourrait changer dans sa pratique.

« L’essentiel que j’ai appris est que l’on a plein de schémas dans la tête, commence une magistrate, il faut accepter que l’on ne sait pas toujours et il faut parfois oser. » « On peut prendre le risque de laisser les enfants à leurs parents ou prendre celui de les placer », complète un collègue.

Une autre confie « le choc » que cela a été de découvrir tous les stéréotypes nourris par les deux parties et les malentendus qui s’ensuivent : « pour les militants, « justiciable » égale « condamné ». Comme s’il y avait deux façons de voir les choses. » Une juge s’est interrogée : « si l’on écoutait plus, les décisions seraient-elles différentes ? »

« Se sentir plus bas que terre »

Les militants d’ATD Quart Monde ont souligné le regard qu’ils sentaient peser sur eux, « l’impression d’être plus bas que terre ». « On veut que les démunis soient traités égalitaires par la justice », ont-ils résumé.

« On raisonne entre nous, magistrats, avocats et travailleur sociaux, a regretté un participant, est-ce que l’on ne fait pas trop attention aux rapports écrits au détriment de la parole des personnes ? » « Pour des justiciables en difficultés, il faut une réponse différenciée, a plaidé un autre, il faut davantage les accompagner ». Plusieurs ont regretté leur manque de temps : « nous sommes déjà débordés, comment se rendre plus disponibles ? »

« On parle la même langue mais pas le même langage », a résumé un participant. Au delà de la bonne volonté des participants, volontaires pour cette formation continue, certains ont proposé d’introduire ces stages dans la formation initiale afin que les jeunes magistrats puissent ainsi changer de regard sur la grande pauvreté.

Véronique Soulé

(1) démarche confrontant les savoirs des personnes en situation de pauvreté aux savoirs universitaires et professionnels.

Photo : Lors de la séance de restitution à l’Ecole nationale de la magistrature (photo VS)