
Nonna Mayer, une sociologue chez les précaires
Photo : Nonna Mayer dans la cour de Sciences Po rue des Saints Pères à Paris en novembre 2012 (photo Sciences Po).
Elle a coordonné avec Céline Braconnier un ouvrage sur les précaires – «Les inaudibles». A la veille de la présidentielle de 2012, avec une équipe de jeunes chercheurs, elles sont allées interroger des personnes dépendant de l’aide sociale. Une plongée dans un univers qui a rarement la parole.
Pourquoi avez-vous choisi ce sujet de recherche ?
D’une certaine façon, ATD Quart Monde a été l’un des éléments déclencheurs. En 2008, on avait organisé un grand colloque à Sciences Po Paris sur «La démocratie à l’épreuve de l’exclusion» et c’est à ce moment que j’ai découvert ATD. A l’époque, je voulais étudier les inégalités et leur impact politique. Je me suis alors mise à travailler sur la précarité. Mais cela n’intéressait personne. Nous avons présenté un superbe projet à l’ANR (l’Agence nationale de la recherche, qui finance la recherche publique, ndlr) qui n’a pas été retenu. On a dû faire avec un budget réduit.
Vous êtes allée sur le terrain ?
Avec Céline Braconnier, nous avons travaillé en Région parisienne. Nous sommes allées à Saint Denis dans un centre de distribution alimentaire, et à Paris dans un centre d’accueil de jour où il y avait surtout des hommes âgés. Au début, ils blaguaient. Puis très vite, tous voulaient être interrogés. A Saint Denis, c’était plutôt des femmes. On a interrogé les personnes qui le voulaient bien, à leur sortie, après la distribution des colis.
Qui avez-vous rencontré ?
Une population très hétérogène : des mamans célibataires qui ne s’en sortent pas, des immigrés de fraîche date sans réseau de relations, des chômeurs en fin de droits, des personnes sans emploi juste avant la retraite, des retraités avec une trop petite pension… Tous ont un point commun : chaque jour est un combat pour survivre. Ce qui nous a frappées, c’est la proportion de gens «tombés» dans la précarité et qui avaient avant une vie tout à fait «normale».
Que pensent-ils de la présidentielle 2012 ?
Ils ont une chose en commun : un ras-le-bol à l’égard de Nicolas Sarkozy, qualifié de «président des riches». Pour eux, la gauche c’est tout de même mieux car elle défend les petits et se bat pour la justice. Même si Hollande ne fait pas rêver, il apparaît «moins pire.» Enfin, une grosse minorité exprime une certaine sympathie pour Marine Le Pen. D’après eux, elle est moins raciste et moins brutale que son père, et «au moins elle on comprend ce qu’elle dit», «ça nous change des costumes cravates»…L’idée qu’il y a trop d’étrangers, d’immigrés, fait son chemin. Chacun a son bouc émissaire. Même des personnes issues de l’immigration s’en prennent aux nouveaux arrivants qui ne font pas d’effort pour s’intégrer, ou aux jeunes qui chahutent et trafiquent dans les halls d’immeubles. Rares sont ceux qui iront jusqu’à voter FN cependant. Notre enquête par sondage montre que ce ne sont pas les plus précaires qui ont voté Marine Le Pen en 2012, mais ceux juste au-dessus du seuil de précarité, qui ont un petit quelque chose et peur de le perdre.
Pourquoi sont-ils inaudibles ?
Ils ont des choses à dire mais ils ne savent pas vers qui se tourner, car personne ne vient les voir. Beaucoup nous ont demandé à la fin des entretiens : «vous leur direz ?». On a eu des discussions politiques passionnantes, beaucoup cherchaient vraiment à s’informer, ils écoutaient la radio, ils passaient prendre les journaux gratuits au métro. Il suffirait de presque rien pour qu’ils retrouvent leur citoyenneté politique. Encore faut-il leur redonner confiance en eux, et la volonté de se battre.
En plus, la précarité rend très difficile l’acte de vote. Souvent ces personnes vont d’hôtel en hôtel, certaines sont passées par la prison et ont perdu le droit de vote, beaucoup sont «mal inscrites», à leur ancienne résidence. Et les formalités sont décourageantes. On compte parmi eux quatre fois plus de non-inscrits que chez la moyenne des Français.
Pourquoi ne s’organisent-ils pas pour se faire entendre ?
La lutte pour la survie quotidienne est tellement prenante qu’on n’a guère constaté de solidarité. Ils sont en concurrence pour les aides. En plus, un système comme le RSA (revenu de solidarité active, ndlr) est terrible car il crée des effets de seuil (au-delà d’un certain niveau de revenus, on ne touche plus rien, ndlr). Ceux qui ont le plus de ressentiment sont les travailleurs pauvres – «Mon mari travaille comme un fou et on n’y arrive pas, alors qu’au RSA, ils s’en sortent mieux»… C’est chez les femmes qu’on voit poindre un sentiment, fragile, de solidarité, surtout chez les mères seules qui se battent comme des folles pour qu’on ne leur enlève pas leurs enfants.
Que vous ont apporté ces rencontres ?
Elles m’ont marquée. Je n’imaginais pas que l’on puisse faire des entretiens aussi riches avec des personnes aussi dépourvues de tout. J’ai découvert un autre univers jamais interrogé dans les sondages. Il y a aussi la chaleur humaine ressentie auprès de ces personnes qui prenaient le temps de nous raconter au jour le jour leur quotidien, la précarité. Elles ont aussi plein d’idées sur la politique.
Quelle suite envisagez-vous ?
Notre prochaine recherche s’appelle «Précarité, participation et politique». Nous voulons comprendre comment faire, au sein des associations, pour mieux accompagner les personnes aidées vers l’autonomie et la citoyenneté.
Que pensez-vous de la campagne d’ATD Quart Monde sur les idées reçues ?
Des livres comme cela, qui démontent les clichés sans être moralisateurs, sont fondamentaux. Surtout lorsque l’on entend la classe politique parler d’assistés à qui il faudrait couper les aides – alors que ces personnes donneraient souvent n’importe quoi pour travailler, et ont honte d’être aidées. Tous les sondages montrent par ailleurs une vraie inquiétude à propos de la précarité: une majorité de français a le sentiment que ça pourrait leur arriver un jour, à eux ou à leurs enfants. Il faut expliquer que l’on peut s’en sortir, et qu’il n’y a pas de fatalité. En ciblant les jeunes en particulier, dont beaucoup sont prêts à s’investir, vous pourrez changer le regard sur les pauvres et sur les précaires.
Recueilli par Véronique Soulé