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Michèle Grenot : avec Dufourny, « ne souffrez pas qu’on éloigne de vous les infortunés… »

En 1788-1789, alors que la monarchie absolue se décompose, les français aspirent à un changement. Les plus pauvres vont-ils être considérés comme des citoyens à part entière ? Dans un livre passionnant, l’historienne Michèle Grenot, alliée d’ATD Quart Monde, retrace le parcours d’un révolutionnaire qui a lutté pour leur reconnaissance : Louis-Pierre Dufourny.

Michèle Grenot : « La confrontation de ce passé avec notre présent pourrait être stimulante pour notre pays aujourd'hui en crise » (Photo Didier Williame, 2010)
Michèle Grenot : « La confrontation de ce passé avec notre présent pourrait être stimulante pour notre pays aujourd’hui en crise » (Photo Didier Williame, 2010)

Qui est Dufourny ?

Il naît en 1738 dans une famille de marchands prospères. Sa jeunesse baigne dans l’art et dans l’esprit des Lumières, de ces hommes passionnés par la diffusion des connaissances et les droits de l’individu. Dufourny, d’abord marchand puis sculpteur, architecte, ingénieur, s’intéresse à l’éclairage public et à l’alimentation en eau de Paris, aux canaux, aux aérostats, etc. Il investit dans des recherches scientifiques et s’endette pour cela. Il se lie à Benjamin Franklin(1), un des artisans de la déclaration des Droits de l’homme américaine dont, comme d’autres, Dufourny rêve pour la France.

Tous ces aspects de la vie de Dufourny étaient peu connus jusqu’à présent…

J’ai passé plusieurs années à parcourir les archives, en faisant parfois des découvertes inattendues, comme ces manuscrits du Club des Droits de l’homme, dit club des Cordeliers, créé par Dufourny et d’autres.

D’où vient son « souci des pauvres » ?

Cela peut en effet paraître étonnant de la part d’un homme qui, jusqu’en 1790, ajoute « de Villiers » à sa signature (il était important à cette époque d’avoir un signe apparent de noblesse). Il y a d’abord son éducation chrétienne qui lui a transmis que le pauvre était « sacré ». Son père était marguillier(2) de sa paroisse à Paris. C’est aussi à cette époque que l’on renforce les moyens pour contenir les « mauvais » pauvres par l’enfermement, avec la création des « dépôts de mendicité » contre la dureté desquels s’élèvent Turgot, Dufourny et d’autres de sa génération.

Que contiennent les Cahiers du quatrième Ordre qu’il publie le 25 avril 1789 ?

Deux choses. Tout d’abord, il y clame son indignation que les plus pauvres n’aient pas eu le droit de participer aux assemblées de district du 21 avril 1789 qui rédigent à Paris leurs Cahiers de doléances et élisent leurs représentants en vue des États généraux(3). Ensuite, pour pallier ce manque, il explique d’une manière intéressante pourquoi, à ses yeux, l’absence des pauvres rend ces assemblées illégitimes, et pourquoi, étant ceux qui souffrent le plus, ils ont le plus de choses à dire et devraient être au contraire, prioritaires. Ce qui est extraordinaire chez Dufourny, c’est que, à la différence de la plupart des autres révolutionnaires, il parle du droit des plus pauvres non seulement à « la subsistance », mais aussi du droit de penser et de s’exprimer comme les autres. De nombreux révolutionnaires estiment comme Sieyès que les pauvres sont « voués » à la misère et incapables de penser. Dufourny, lui, pense que la misère n’est pas fatale : il faut lutter avec eux contre ce « fléau » pour construire une société plus juste et plus humaine.

Il est aussi un homme de terrain et d’action…

Réagissant en novembre 1789 au Comité de constitution qui distingue les « citoyens actifs » des « citoyens passifs » (ceux qui ne paient pas d’impôt et sont exclus des droits politiques), il invite à former des « comités fraternels » auxquels les plus pauvres participeraient. Des « sociétés populaires » ou « fraternelles » se développeront en 1790-1792, soutenues par Dufourny. Un courant va naître autour de figures comme Danton, Robespierre, Marat et aboutir à la suppression de cette distinction entre les citoyens. La couverture de mon livre illustre la fête de la Constitution de 1793, la fête de l’égalité, qui abolit la condition de pouvoir payer des impôts pour participer à la vie politique.

Quel est le lien avec le mot « Quart Monde » ?

Joseph Wresinski, fondateur du mouvement Aide à Toute Détresse en 1957, a découvert en 1969 les Cahiers du quatrième Ordre. Peu après, il a forgé l’expression « Quart Monde »(4) à partir de « Quatrième ordre » et de « Tiers Monde », pour désigner celles et ceux qui refusent la misère dans laquelle ils vivent et ceux qui, engagés à leurs côtés, partagent leur refus de l’exclusion. Le mouvement ATD est devenu ATD(5) Quart Monde. Quant à moi, j’ai découvert Dufourny à l’occasion de la préparation d’un colloque organisé par ATD Quart Monde et l’université de Caen en 1989(6). Un volontaire permanent du Mouvement, Henri Bossan, avait écrit un article sur Dufourny pour ce colloque. Poussée par tout cela, j’ai décidé de lui consacrer une thèse.

Dufourny pose une question fondamentale : comment les citoyens et les élus peuvent-ils représenter les plus pauvres si ces derniers ne peuvent participer à la vie politique ?

À travers Dufourny, on voit que l’un des enjeux de la Révolution française a été la participation ou non des pauvres à la vie politique. La constitution de 1791 les exclut de leurs droits, celle de 1793 les leur rétablit. Mais avec la constitution de 1795, c’est le retour à leur exclusion, au « mépris » du pauvre, comme dit Dufourny. Deux conceptions de la citoyenneté se sont confrontées, celle reposant sur la propriété de biens et celle d’une citoyenneté de tous à l’écoute des infortunés. Il était important de rendre aux pauvres et à la société cette histoire. Il y a eu ces sociétés populaires dont on a parlé. Ensuite, au XIXe siècle, le mouvement ouvrier s’est construit une histoire, mais pas les plus pauvres. Tout cela fait réfléchir sur les fondements de notre démocratie et l’accès de tous aux droits de tous.

C’est réconfortant de voir que ces débats et ces sociétés populaires ont existé, et inquiétant de voir qu’ils se sont bien éteints depuis…

Il existe tout de même des courants qui œuvrent aujourd’hui à la participation des plus pauvres. Bien sûr, en travaillant sur Dufourny, j’avais en tête les Universités populaires Quart Monde et les autres moyens mis en œuvre par ATD Quart Monde pour permettre aux plus pauvres de compter dans le débat démocratique à l’Assemblée nationale, aux Nations-Unies, au Conseil de l’Europe, etc. Dufourny pense que tous les citoyens peuvent être touchés par la parole des plus pauvres. Il dit : « Ne souffrez pas que l’on éloigne de vous les infortunés … » La confrontation de ce passé avec notre présent pourrait être stimulante pour notre pays qui est aujourd’hui en crise.

Propos recueillis par Jean-Christophe Sarrot