
Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon : « Le rejet de l’autre exprimé publiquement »
Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, sociologues spécialisés sur les beaux quartiers, analysent la réaction des habitants du 16ème arrondissement de Paris à un centre d’hébergement d’urgence.
Monique Pinçon-Charlot, qui assistait à la réunion de protestation du 14 mars à l’université Paris-Dauphine, a répondu à la première question. Puis les deux sociologues se sont relayés.
Comment qualifier cette réaction ?
J’ai ressenti une forme de haine de classe, exprimée collectivement et en public, en plus dans l’université des beaux quartiers où la plupart des personnes présentes envoient leurs enfants. Le président de l’université Laurent Batsch a lui-même été conspué. Et il a dû annuler la réunion au bout de 20 minutes.
Il s’agit d’un rejet ?
Ce qui nous a le plus intéressés comme sociologues, c’est l’aspect collectif du rejet de l’autre, du dissemblable. Nous l’avions perçu déjà dans nos entretiens, mais c’était masqué derrière l’esthétique ou le patrimoine. Jamais les gens ne disaient clairement : « parce que ce sont des pauvres ».
Par exemple, pour les 177 logements HLM qui vont être inaugurés juste à côté de la Villa Montmorency, sur l’ancienne gare d’Auteuil, les habitants hostiles disaient : « le projet n’est pas esthétique », « il ne va pas s’intégrer dans l’urbanisme local »… C’est seulement après qu’ils abordaient le problème des écoles où leurs enfants allaient devoir se mêler aux autres.
Pourquoi une telle violence ici ?
Car il s’agit de sans-abris et qu’au début, on a parlé de migrants. En plus, c’est un maire adjoint communiste (Ian Brossat, chargé du logement) qui a imposé ce centre, de surcroît dans ce que les habitants considèrent comme « leur » bois.
C’est pourtant une décision nécessaire car la répartition de ces centres d’urgence est très inégalitaire à Paris. Le 16ème n’en compte aucun. Il n’a que 18 places disséminées ici et là. C’est aussi l’arrondissement qui a le moins de HLM.
Vous avez été surpris ?
Le 16ème arrondissement a été conçu au 19ème siècle par de grands bourgeois – architectes, hommes politiques – pour des grands bourgeois : larges allées arborées, immeubles cossus, appartements très vastes, etc. Les immeubles bourgeois ont une entrée de service avec un escalier de service pour les domestiques.
Cet entre-soi fait partie intégrante de la vie quotidienne des beaux quartiers. On le retrouve dans des cercles qui sont des concessions privées dans le bois de Boulogne : 25 hectares avec piscines, tennis, club houses, cafés, restaurants, le Polo de Paris, le Lagardère Paris Racing, etc. Pour eux, c’est normal. Par contre, accorder un espace provisoire en bord de périphérique à des sans abris, c’est un scandale.
L’ouverture de ce centre serait une victoire ?
Si cela se passe comme le responsable de l’association Aurore l’espère, ce sera un sacré coup de force symbolique. Il faudra voir comment les habitant du centre vont le vivre. Ils n’iront pas dans les mêmes cafés ni dans les mêmes commerces que les autres. La honte sociale, la mésestime de soi, vont les frapper de plein fouet.
Il n’y aurait pas d’issue ?
Mais si : c’est le fait qu’il y ait une association comme Aurore, avec des gens droits dans leurs bottes, solides, calmes et ouverts. Avec eux, les sans abris vont se sentir en sécurité, physique et sociale. C’est le rôle d’Aurore de veiller à la dignité de chacun, que les sans-abris ou les migrants se sentent le droit d’être là et d’être bien avec eux-mêmes, qu’ils aient la tête haute et ne la courbent pas.
Le rôle des associations est capital, avec un accompagnement sociologique. Nous sommes ainsi tout à fait prêts à discuter avec les salariés d’Aurore pour leur communiquer ce que nous savons sur cette classe. A eux ensuite de le relayer.
Il n’y a pas que les riches qui protestent ainsi.
En effet, il n’y a aucune raison que cela ne se passe pas ailleurs. Des gens de la classe moyenne n’ayant pas trop d’argent se sont par exemple installés à la Goutte d’or (quartier populaire de Paris). Ils ont créé une association pour le droit au calme, contre les nuisances nocturnes et le trafic de drogue. Mais dans ce cas, la protestation est sur le thème : « Pourquoi toujours chez nous ? ». Dans le 16ème, les protestataires disent : « Faites ce que vous voulez mais pas ici ». Ce n’est pas du tout la même colère.
Recueilli par Véronique Soulé
Photo : Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot (ph. Samuel Kirszenbaum)