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Le prix du film «Agir Tous pour la Dignité», une aventure militante

Le prix, créé cette année, est remis le 30 mai au réalisateur Ioanis Nuguet pour Spartacus et Cassandra par des membres du jury engagés à ATD Quart Monde et par son président, le cinéaste Cyprien Vial(1)

Retour sur les étapes de cette aventure avec des témoignages de participants.

Pour la première fois un jury non « professionnel » de tous horizons

Le jury se compose de vingt-quatre personnes, certaines vivant ou ayant vécu dans une grande précarité, originaires de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et de la région parisienne.

Le cinéaste Cyprien Vial a accepté sans hésiter de partager cette expérience originale : «Par nos parcours de vie nous réagissons chacun différemment. Grâce à mes camarades, j’ai compris ce qui pouvait parfois gêner dans la façon de filmer des personnes dans la précarité.»

« Le jury était à la sauce ATD Quart Monde avec des gens de milieux variés. Chacun soulignait des aspects différents du film, cela permettait justement d’aller au-delà des premières impressions personnelles. » (Laurent)

Peu de films sur la grande pauvreté

De septembre à décembre 2014, les rédactrices des rubriques cinéma à Feuille de route et à la Revue Quart Monde effectuent un premier tri parmi les films récents (2013 à 2015), en visionnant plus de quarante films(2) et en échangeant leurs avis. Pour chacun d’eux, elles se sont posé les questions suivantes : Quelle est la vision du cinéaste sur les pauvres et la pauvreté ? Ce film qui peut-il favoriser le changement de regard sur la pauvreté ? En quoi la dignité des plus pauvres est-elle mise en évidence ?

Nous avons également invité nos internautes cinéphiles à nous envoyer leurs « coups de cœur » et nous avons vu les films qu’ils proposaient.

«Notre jury a visionné plusieurs très beaux films. Un seul regret : que peu de films s’intéressent à la pauvreté invisible que vivent des millions de familles qui ne sont pas forcément à la rue, mais font face elles aussi à la grande précarité et à des préjugés de toutes sortes. Il y a là un vaste champ à explorer par les cinéastes.» (Jean-Christophe).

Quatre ont été retenus en finale: Philomena de Stephen Frears , Chardons bleus de Bielka Mijoin-Némirovsky, Au bord du monde de Claus Drexel, et Spartacus et Cassandra de Ioanis Nuguet.

Notre méthode à Marseille et à Montreuil

juryMarseille

« Avant les projections, nous avons commencé par travailler sur les représentations qu’a chacun de la dignité afin de sortir de l’émotion pure.» (Anne).

A Marseille, nous avons été en huis clos pendant tout un week- end. Après avoir visionné chaque film, nous nous sommes répartis par groupes, chacun avec une thématique différente : dans chaque film, nous avons analysé les principaux personnages, les lieux, les objets et la manière dont cela nous était montré, en restant très « factuels ». Grâce à cette brève analyse, nous sommes arrivés ensemble à donner l’originalité de chaque film en sortant de l’impression subjective.

A Montreuil, nous nous sommes réunis trois fois pour visionner puis voter. Avant la première projection, nous avons partagé nos idées sur la notion de dignité grâce à une séance de photo langage : de nombreuses photos variées sont étalées sur une table. Chacun est invité à en choisir une qui représente pour lui la dignité. Des idées ressortent peu à peu à travers les images, par exemple : la photo d’un visage en gros plan, bouche ouverte dans un cri illustre que parfois il faut hausser le ton pour faire respecter la dignité. Ou bien la photo d’un groupe de personnes de cultures, de couleur de peau différentes signifie que la dignité c’est être ensemble toutes nationalités confondues. Ou encore une photo de musiciens signifie que la dignité ce peut être de rester en lien, de se comprendre à travers la musique.

jury Paris film ATD 2015 photo Cyprien Vial retouche_600

Une manière aussi de se dégager de la première empreinte émotionnelle et de prendre conscience que notre représentation de la dignité est personnelle mais que nous pouvons la faire comprendre.

«  J’ai pu me rendre compte, combien les situations de précarité sont complexes, combien le respect de la dignité est parfois subjectif.» (Elodie)

Une dernière séance par conférence téléphonique, sous la présidence de Cyprien Vial, a réuni Marseille et Montreuil : la décision finale a été prise à l’unanimité.

L’expérience de juré

«Tout le monde a pu s’exprimer librement, c’est un peu la marque de fabrique d’ATD Quart Monde (Patrice)

« Ça m’a plu que Cyprien ait pris le temps de nous rencontrer, de s’intéresser à la précarité. Je pense que le cinéma peut jouer sur l’opinion du public ; ça me donne aussi une autre vision des gens qui ne sont pas en précarité » (Nadia)

« J’ai beaucoup aimé la convivialité, bien accueillir tout le monde, que chacun se sente à l’aise pour parler en confiance. Cyprien était dans l’écoute, avec bonne humeur, cela a aussi contribué à la bonne ambiance générale. »(Elodie)

« Cyprien comprend la vie des autres, ça m’a plu et étonné » (Adeline)

«C’était une expérience nouvelle de regarder des films ensemble. Difficile aussi par la dureté des quatre histoires, en particulier Philomena à cause de mon expérience personnelle. J’ai rarement vu des films qui m’ont autant interpellé.» (Jacques)

«J’ai apprécié de partager en groupe, de voir à quel point tous étaient attentifs, concernés.» (André)

« J’ai beaucoup aimé croiser nos regards ensemble, nous personnes aux vies si différentes. Les jurés ont eu une compréhension innée des  procédés  cinématographiques, par exemple sentir quand la musique créé trop de pathos ; ça m’a épatée. Tout le monde connaissait le photo langage, moi pas du tout : c’est cela la richesse de nos rencontres, apprendre les uns des autres. » (Bella)

«  Que l’on soit professionnel du cinéma ou pas, que l’on ait vécu dans la précarité ou non, il me semble que devant un film, on est tous égaux. Des êtres sensibles vivant une expérience qui interpelle, fait grandir.

Dans le jury régnait une ambiance collégiale formidable à la fois sérieuse et joyeuse, tout le monde a eu la parole. Certains membres du jury n’ont pas les moyens d’aller au cinéma en salles et l’exercice avait dès lors quelque chose d’exceptionnel, de presque sacré pour nous tous.

C’est une chance de pouvoir prendre le temps de voir des films, de s’écouter, de débattre.  Nos parcours de vie influent sur nos lectures des films. Les membres du jury réagissaient parfois à des éléments qui n’avaient pas particulièrement retenu mon attention. J’ai donc eu le sentiment, grâce à mes camarades, d’élargir mon champ d’analyse et de ressenti. Notre jury était un jury de spectateurs professionnels !

Ils ont été particulièrement précis dans leur analyse. Pour moi, c’était très émouvant de faire partie d’un tel groupe. »(Cyprien)

Départager les finalistes

« Même si les sujets étaient dans la sphère ATD Quart Monde, les films sélectionnés n’étaient pas forcément parfaits. Il y avait toujours quelque chose qui pouvait déranger au sujet de la dignité. Mais tous avaient quelque chose d’intéressant » (Laurent)

«Les films n’étaient pas faciles. Philomena, va jusqu’au bout et finit par retrouver sa dignité» (Adeline).

«Dans Chardons bleus, on ne voit pas de travailleur social et on entend surtout le point de vu de Claire qui héberge la famille Rom, trop peu le père des jumeaux, c’est dommage.» (Christian).

«Dans Au bord du Monde, on les montre la nuit c’est-à-dire au point mort. On aurait dû les filmer de jour, en galère au quotidien» (Nadia).

«  De Au bord du monde nous avons retenu la dignité de ces personnes à la rue qui ne se plaignent jamais. Ce sont de belles personnes qui s’expriment de façon très philosophique ». (Anne)

« Philomena, je l’adore ! C’était dur pour moi mais j’ai aimé quand même. Cette femme a de la force et de la dignité, elle tient le coup, elle va jusqu’au bout .Dans Spartacus et Cassandra, ce sont les enfants qui obligent les parents à relever la tête» (Sylvie).

«J’ai aimé la fraternité, Cassandra dit à son frère : tu es ma seule famille» (Gisèle).

« Pour les jeunes, le bon chemin ça passe par l’école. Mais pour le père, c’est comme si son fils devenait un étranger» (Adrien)

«  C’est le problème de deux enfants entre deux cultures qui doivent faire le choix d’une façon de vivre. » (Andrée)


« La situation présentée est réaliste par rapport à ce qu’on peut voir dans les familles qu’on rencontre. Le juge prend une décision risquée : confier deux adolescents à une jeune femme de vingt et un ans.  Dans le film on ne sent aucun jugement négatif. » (Marie-Hélène)

«Tous ces films reflètent des réalités existantes que le grand public connaît mal. Tous auraient mérité le prix.  » (Jacques)

« Le film choisi comme lauréat met superbement en lumière la force de vie de deux enfants appelés à grandir trop vite. Dans une situation qui semble inextricable, le cinéaste prend le temps de montrer comment la solidarité et l’espoir peuvent naître et l’emporter. Spartacus et Cassandra sont fiers et courageux. Le regard du cinéaste est tendre mais sans concession. Les enfants sont ici regardés, écoutés et respectés comme des êtres complexes à part entière : entre innocence et maturité forcée, naturellement dignes. »(Cyprien)

Rendez-vous dans deux ans pour une prochaine édition du Prix du film

« Il nous faudrait un cinéma qui montre ce qui se passe dans notre pays pour faire réagir la population. » (André)

» Aujourd’hui, on finit par ne plus voir les choses, ce qu’il y a de l’autre côté de la barrière. L’art permet de pointer ça du doigt, de montrer ce qu’on ne voit plus. » (Patrice)

«  Les cinéastes engagés mettent en lumière ceux à qui l’on ne donne pas la parole, ceux que l’on ne voit pas. Le cinéma, art populaire reste un moyen fort pour donner une place à leurs combats. Les cinéastes engagés se doivent de respecter la dignité de ceux que la société tend à laisser de côté. » (Cyprien)

Après cette première édition, ATD Quart Monde souhaite continuer de créer des liens avec les milieux du cinéma et encourager la création de fictions ou de documentaires traitant de l’extrême pauvreté en France pour que «le cinéma participe à cette lutte contre l’exclusion et l’indifférence, en semant quelque chose dans le cœur des gens. »(Elodie). 

 

Bella Lehmann-Berdugo et Marie-Hélène Dacos-Burgues

(1)Auteur d’un premier long métrage, Bébé tigre.

(2) https://www.atd-quartmonde.fr/films-visionnes-pour-le-prix-du-film-agir-tous-pour-la-dignite-qui-sera-remis-fin-mai-2015