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Le paradoxe de la participation des pauvres

Au moment où le gouvernement fait le point sur le plan de lutte contre la pauvreté lancé il y a un an avec tous les partenaires avec en particulier la publication du rapport Chérèque chargé de suivre ce plan, un consensus semble se dégager : la participation des personnes en situation de pauvreté dans l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques publiques est nécessaire. Combien de plans et de dépenses se sont avérées contre productives faute d’avoir su les penser avec les premiers intéressés ? Pourtant le souhait de généraliser un modèle de participation des personnes en situation de pauvreté (en particulier à tous les Conseils Economique Sociaux et Environnementaux Régionaux) ne peut pas faire l’économie d’une réflexion approfondie sur les questions que la représentation des plus démunis posent à nos démocraties. La revue Esprit a déjà publié un article sur le sujet, mais le sujet est loin d’être clos.

Le combat de la participation sociale et politique des personnes en situation de pauvreté est la raison d’être du mouvement ATD Quart Monde depuis 1957 – c’est le sens même du mot Quart Monde dérivé du « quatrième ordre » qui n’a pas eu sa place dans la révolution française, et ce n’est pas maintenant que des choses se mettent en place que nous allons freiner des quatre fers.

Le gouvernement étudie l’introduction de la discrimination pour précarité sociale comme 21e critère de discrimination prohibée. Cela mettra chacun et chaque organisation devant ses responsabilités de ne pas traiter les personnes précaires plus mal que les autres. Mais, à côté de cette affirmation de la norme, il faut aussi chercher les pistes de progrès pour faire reculer les préjugés et les dénis de droits qui en découlent. Nous identifions trois pistes : l’accessibilité aux droits (lever les mille et un obstacles construits sur la méfiance) ; la formation de tous les citoyens à déconstruire les préjugés ; la participation des personnes en situation de pauvreté partout où se joue la vie sociale et politique de notre pays. En effet, les absents ont toujours tort et les préjugés s’accumulent sur les absents. Seule la présence peut amener à se connaître et à devenir cocitoyens responsables.

Beaucoup aujourd’hui sont convaincus de cette nécessité, mais peu mesurent les défis à relever pour que cette participation soient pertinente, durable et démocratique.

En juin 2012, le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) a institué un 8e collège composé de personnes ayant connu ou connaissant la précarité ou la pauvreté. Mais aujourd’hui, alors que les pouvoirs publics viennent de pérenniser ce 8e collège au CNLE et souhaitent en installer dans les Conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux, on doit absolument s’interroger. Quelle légitimité permet-on aux personnes en pauvreté déléguées dans une telle instance de se construire, afin qu’elles ne se sentent pas isolées des leurs ? Quels liens entre ces délégués et leur famille, leur cité, leur quartier ? Allons-nous être, comme au XIXe siècle, des patrons paternalistes qui invitent trois ouvriers à leur table le dimanche pour « savoir ce que pense la base », où allons-nous construire des espaces collectifs où une représentation des personnes en précarité et en pauvreté se construit, où des militants se forment et qui permet à leurs délégués de porter une réelle parole collective ?

Cette expérience du 8e collège du CNLE est précieuse. Le cahier des charges de l’expérimentation a été très travaillé pour explorer les conditions de la réussite. ATD Quart Monde s’y est engagé en juin 2012 en proposant des délégués, aux côtés du CHRS La Chaumière, du Coorace Franche-Comté, d’Emmaüs France, de la FNARS Bretagne, de Moderniser sans exclure Sud, du Pôle Hommes – CAS Ville de Paris et du Secours Catholique. Sa pérennisation a été décidée ainsi que sa généralisation avant que l’évaluation par tous les acteurs ait pu être approfondie.

ATD Quart Monde a commencé à travailler ces questions avec des structures membres de l’UNIOPSS, dont certaines citées ci-dessus. Cela a fait émerger quatre problématiques spécifiques au paradoxe de la représentation des exclus sur lesquelles notre démocratie ne peut pas faire l’impasse.

Tout d’abord, quelles personnes choisit-on et comment ? D’une part, la tentation est grande de déléguer les plus performants, ceux qui ont fait des études, qui sont ultra adaptés aux institutions, et qui n’apportent plus de dissonance. Si seulement les plus brillants sont choisis pour représenter les exclus quel message cela envoie aux autres : que l’écrémage et la discrimination envers les plus pauvres est une fatalité et que l’émancipation ne sera que pour certains ? D’autre part, quelle liberté de parole ces personnes ont-elles vis-à-vis des associations qui les soutiennent souvent au quotidien et les ont choisies comme délégués ?

Seconde problématique : quels liens se construisent entre les délégués et les personnes qu’ils représentent ? A quelle formation à la représentation ces délégués ont-ils droit ? La tentation est grande pour ces instances et pour les représentants choisis d’en rester à leur cas personnel, avec le risque de les couper ainsi petit à petit de leur milieu. Ce sont les questionnements et la réflexion commune entre les délégués et leurs groupes d’appartenance qui créent la légitimité des délégués et de la représentation. Cette réflexion commune doit s’appuyer sur des pratiques d’éducation populaire qui permettent à de nombreuses personnes de se poser des questions politiques, d’acquérir un pouvoir penser et un pouvoir d’agir personnels et collectifs. Les pouvoirs publics doivent attribuer du temps et des moyens à ces pratiques si l’on veut que ces représentations deviennent légitimes et qu’elles soient émancipatrices pour tous, représentants et représentés.

Troisième problématique : l’indemnisation. Au CNLE, alors que pour les membres des sept autres collèges la participation au CNLE entre le plus souvent dans le cadre de leur activité au sein d’une structure qui les rémunère, seuls les frais de déplacement de ceux du 8e collège sont pris en charge. Pour plusieurs d’entre eux, c’est une perte sèche comme cette déléguée qui prend plusieurs demi-journées par mois pour préparer les rencontres et venir de province alors que ces heures de ménage sont ses seules ressources. Le militantisme ne doit pas être rémunéré, mais le travail d’expertise et d’analyse doit l’être.

Quatrième problématique : en quoi les modes de travail du CNLE ont-ils changé suite à la mise en oeuvre de cette participation des personnes en précarité ? La quantité considérable de sujets liés à l’actualité ne permet pas à des personnes ayant peu eu la chance de faire des études de contribuer intelligemment. L’évaluation extérieure faite pour le CNLE a permis une avancée : quelques thèmes seront choisis longtemps à l’avance afin de permettre à tous d’en prendre connaissance et de les préparer dans de bonnes conditions. On peut aller plus loin. Comment l’animation des réflexions permet-elle un véritable croisement des intelligences des différents collèges ? Comment ce croisement fait-il place à l’intelligence de ceux qui ont l’habitude qu’on leur demande un exemple, mais pas leur analyse, une réponse à une question posée par d’autres, mais pas leurs questions auxquelles tous devraient répondre.

Prenons le temps de travailler ces problématiques, de cueillir le fruit d’expériences menées par d’autres institutions, des municipalités, des associations d’éducation populaire, etc., et de concevoir la participation comme une formidable expérimentation d’une démocratie s’appuyant sur le croisement des savoirs de tous les citoyens.

La participation des personnes en situation de pauvreté est la vraie réponse à la discrimination dont elles souffrent dans les domaines du logement, de la santé, de l’éducation, de l’emploi [1], de la culture… et de la participation citoyenne. Nous devons continuer de l’inventer ensemble.

Bruno Tardieu, Délégué national du mouvement ATD Quart Monde 2006-2014 ; www.atd-quartmonde.fr/brunotardieu

[1] Voir le testing ATD Quart Monde – ISM Corum « On n’est pas traité comme tout le monde » de septembre 2013 sur www.atd-quartmonde.fr/livreblanc

Photo : le 24 janvier 2014 à Cergy, les membres du 8e collège du CNLE ont reçu publiquement la reconnaissance du Premier ministre et du gouvernement (photo Christophe Chavan/Matignon)