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Le livre protège de la vérité qui tue

Article publié dans Le Monde des Livres, 2 octobre 2010

C’est un bidonville à quelques pas seulement de la « civilisation ». Le long de la nationale 6, à proximité d’un centre de tri, le camp de Roms de Créteil (Val-de-Marne) est un empilement de planches de bois transformées en baraques de fortune. Combien sont-ils à vivre ici, les pieds dans la boue et sans eau courante ? Une cinquantaine peut-être, dont une moitié d’enfants, la plupart en bas âge.

En ce samedi soir de novembre, il fait déjà noir et le vent est glacial. Bénédicte, Christelle et Laurent, trois bénévoles d’ATD Quart Monde, raccompagnent « chez eux » Vassile et Sorin, deux garçons roms de 7 ans. « Chaque samedi, ATD anime une bibliothèque de rue non loin d’ici, à Alfortville, explique Bénédicte. Nous nous installons au pied de cinq tours, dans un square, avec un panier de livres. Et puis nous lisons, des contes, des albums, des comptines, des documentaires… » Christelle renchérit : « Je choisis toujours les plus beaux livres. La philosophie d’ATD, depuis ses origines, c’est que la culture est prioritaire, au même titre que le reste. Cela tenait beaucoup à coeur de Joseph Wresinski, le fondateur du mouvement. C’est l’idée que le Beau ne doit pas être réservé à une élite. »

D’habitude, de nombreux enfants s’agglutinent autour des « liseurs ». Mais, ce jour-là, il fait froid. Seuls deux petits clients sont venus, Vassile et Sorin. « C’est dire leur motivation », dit Laurent, qui note chez ces enfants roms un énorme désir d’accès au savoir. « Voyez Sorin, il y a trois mois, il ne parlait pas un mot de français. Désormais, c’est lui qui nous sert de traducteur du français en romani. »

A partir des bibliothèques de rue, ATD a mis en oeuvre un étonnant cercle vertueux : le livre a d’abord servi à rassurer les parents tout en attirant les enfants. Puis il a conduit à un échange qui fut l’amorce de l’apprentissage du français, lequel à son tour a facilité la scolarisation des petits Roms. « Aujourd’hui, ces enfants sont de mieux en mieux intégrés en classe, dit Laurent. Mais ce processus risque d’être stoppé net : le campement est en sursis, il doit être évacué en avril. »

« Un support magique »

Les initiatives de ce genre – où le livre sert de levier pour transformer en profondeur une situation de relégation culturelle et sociale – ne sont pas isolées. En Seine-Saint-Denis, par exemple, le Salon du livre de Montreuil n’est que la partie visible d’une série d’actions menées tout au long de l’année par le CPLJ, le Centre de promotion du livre de jeunesse. « Dans des centres sociaux, des foyers, des associations caritatives, nos médiatrices installent des petits salons de lecture réunissant chacun une centaine d’ouvrages, explique Sylvie Vassalo, directrice du Salon. Puis elles proposent des lectures qui s’adressent aux parents et aux enfants. Conter à haute voix n’est pas seulement un plaisir partagé, cela peut aussi rassurer les parents sur leur capacité à raconter des histoires » – et donc à échanger avec leurs propres enfants. « Nous cherchons à faire en sorte que le livre soit attendu, désiré, mais aussi désacralisé. »

Rien de tout cela n’est facile. Et la réussite est souvent affaire de patience et de volonté. Comme au foyer d’hébergement de la Maison du pain, à Pantin, qui accueille des jeunes mères avec enfants. « Il y a quelques années, nous organisions des soirées avec la malle aux livres du CPLJ, raconte Jennifer Sablé, éducatrice. Mais ça a peu accroché. Les livres, ce n’est pas pour nous, semblaient dire les pensionnaires. » A force de persuasion, pourtant, le message est passé. Aujourd’hui, ce sont Célestine et Fatou, deux jeunes mères d’origine ivoirienne, qui s’emploient à convaincre les autres de l’importance de l’album pour l’éveil des petits. « Quand je vais dans les familles avec des bouquins, dit Monique Breton, elle aussi éducatrice, je vois des gamins violents qui se posent. Se posent des questions, mais surtout se posent au sens où ils s’apaisent. Avec ces enfants-là, le livre est un support magique… »

La violence. Là encore, le sujet est délicat, car, si le livre est un outil précieux, il peut aussi arriver chargé de préjugés négatifs, notamment auprès des adolescents. Pour certains, il renvoie à des expériences dévalorisantes ou humiliantes qui concernent aussi leurs parents, souvent en difficulté par rapport à l’écrit. Le psychopédagogue Serge Boimare relie ainsi le livre à des peurs inconscientes. Il rapporte que, pour ces jeunes, la lecture est « un truc de bouffons », « un truc qui endort », « bon pour les pédés et les gonzesses ». Et il voit dans cette attitude l’angoisse qu’inspirent à la fois l’exercice de la pensée et la plongée dans l’intériorité (1). C’est aussi le point de vue de Jacinthe Henriot, professeur de lettres à Créteil.

Dans un passionnant article sur les adolescents agités (2), cette enseignante souligne que ces jeunes sont « envahis par l’image de violents qu’ils ont construite ». « Il est important qu’ils comprennent que l’agressivité est humaine mais que l’on peut y résister, écrit-elle. Souvent, pour le leur montrer, expliquer la dualité, j’utilise l’illustration de Tintin dans laquelle on voit le choix entre bien et mal, le capitaine Haddock représenté en diablotin et en angelot qui débattent : « Allez, bois une petite lampée, ça ne te fera pas de mal », « Non, tu ne boiras pas ». Ils voient qu’ils ne sont pas enfermés dans le rôle du méchant, que chacun peut être pris dans ce débat, pas seulement eux, aux prises avec leur violence. »

« Une réelle autonomie »

Tous les « passeurs » du livre de jeunesse vous le diront : le livre n’est certes pas le remède à tous les maux, mais il est « un socle incontournable du développement intérieur, donc d’une réelle autonomie de chacun ». Autonomie et confiance allant de pair, il est aussi un formidable « outil d’intégration », note Marie Aubinais (3). « Ajoutez à cela que ledit outil est peu encombrant, facile (à transporter), varié (dans ses genres), accessible (en bibliothèque) et (relativement) peu cher et vous aurez du mal à comprendre pourquoi les responsables politiques ne s’en saisissent pas davantage. »

Le livre est-il à leurs yeux poussiéreux ou dépassé ? Craignent-ils de passer pour tel en le mettant en avant ? Sont-ils découragés par le fait que, comme le rocher de Sisyphe, une politique de la lecture demande que l’on y revienne à chaque génération ? Quoi qu’il en soit, estime Sylvie Vassalo, « les risques qui ont pesé cette année sur le financement du Salon de Montreuil montrent que cette priorité n’est pas toujours évidente ». Si la manifestation a pu être sauvée, elle reste fragile. Et la question de fond demeure : pourquoi, alors que tant d’expériences en démontrent l’efficacité, le livre de jeunesse reste-t-il globalement sous-utilisé dans la lutte contre la pauvreté, l’exclusion, la violence… ?

« Peut-être parce que nous sommes dans une politique de l’urgence et de la séduction ? », s’interroge Jean-Michel Ribes. « Pourtant, poursuit le directeur du théâtre du Rond-Point, qui anime des ateliers avec des lycéens de ZEP, je vous assure que ce qui sauve ces gamins qui n’ont rien, c’est la façon qu’ils ont de se mettre dans la peau de Figaro ou d’Estragon. Ils ne connaissent ni Beaumarchais ni Beckett, mais tout à coup un ailleurs leur apparaît. On ne cesse de leur dire : « Regardez la réalité en face. » Or voilà qu’ils comprennent que la vraie vie, c’est le monde qu’on invente. Ils comprennent que l’art est un bouclier. Et que, comme disait Nietzsche, il « nous protège de la vérité qui tue ». »

Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis, Espace Paris-Est-Montreuil, 128, rue de Paris, 93 100 Montreuil, Mo Robespierre. Du 1er au 6 décembre. Entrée 4 €, Accès gratuit pour les enfants et jeunes jusqu’à 18 ans, les demandeurs d’emploi, les bénéficiaires du RMI et RSA, les handicapés et leur accompagnateur. Sur le Web : www.salon-livre-presse-jeunesse.net.

(1) Ces enfants empêchés de penser, Dunod, 2008.

(2) L’Adolescent agité au collège in « L’Enfant insupportable », Erès, 2010.

(3) Bibliothèques de rue. Quand est-ce que vous ouvrez dehors ?, Bayard/éd. Quart Monde, 168 p., 17 €.

Florence Noiville