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La sociologue Nonna Mayer donne la parole aux « inaudibles »

À la veille de la présidentielle de 2012, avec une équipe de jeunes chercheurs, Nonna Mayer et Céline Braconnier sont allées interroger des personnes dépendant de l’aide sociale. Elles ont rapporté un ouvrage passionnant et rare, «Les inaudibles». La sociologue nous a accordé une interview dont nous publions ici la version intégrale.

Pourquoi avez-vous choisi ce sujet de recherche ?

D’une certaine façon, ATD Quart Monde a été l’un des éléments déclencheurs. En 2008, on avait organisé un grand colloque à Sciences Po Paris sur «La démocratie à l’épreuve de l’exclusion» (1) et c’est à ce moment que j’ai découvert ATD. A l’époque, je voulais travailler sur les inégalités et leur impact politique. J’ai commencé alors à travailler sur la précarité. Mais les effets politiques de la précarité n’intéressaient personne. Nous avons présenté un superbe projet à l’ANR (l’Agence nationale de la recherche qui finance la recherche publique, ndlr) et il n’a pas été retenu. Du coup, on a fait une étude plus « pauvre » – au lieu des 200 000 euros qu’on avait budgétés, on a dû faire avec le tiers de la somme.

Comment avez-vous travaillé sur le terrain ?

Nous avons mené des entretiens approfondis dans les agglomérations de Paris, Bordeaux et Grenoble. Il y a très longtemps que je n’avais pas fait de terrain. J’appréhendais un peu. Avec Céline Braconnier, nous sommes allées à Saint Denis dans un centre de distribution alimentaire, et à Paris dans un centre d’accueil de jour où il y avait une majorité d‘hommes. Au début, ils blaguaient. Puis très vite, tous voulaient être interrogés. Aujourd’hui on fait un peu partie du décor, dans l’association. A Saint Denis il y a avait plus de femmes, on a interrogé les personnes qui le voulaient bien à leur sortie, après la distribution des colis.

Qui avez-vous rencontré ?

Une population très hétérogène : des mamans célibataires avec des enfants qui ne s’en sortent pas, prises au piège car pour travailler il faudrait faire garder les enfants, des immigrés de fraîche date sans réseau de connaissances, des chômeurs en fin de droits, des personnes sans emploi à deux trois ans de la retraite, des retraités avec une trop petite pension… Tous ont un point commun : chaque jour est un combat pour survivre, et elles ne savent jamais si elles vont arriver à s’en sortir.

Ce qui nous a frappées, c’est la proportion de gens «tombés» dans la précarité et qui avaient avant une vie tout à fait « normale ». Une accumulation d’accidents de la vie et « vous sombrez »… comme le dit cet ancien enseignant, faisant des formations au français pour adultes : sa femme l’a quitté, il s’est mis à boire, a perdu son travail, s’est découvert une maladie, n’a pas pu payer son logement, ses amis et sa famille en ont eu assez, il s’est retrouvé à la rue… Un homme très cultivé au demeurant, passionné par la politique, de sensibilité anarchiste.

« La précarité, un isolement social et culturel aussi »

Combien sont-ils, ces inaudibles ?

On s’est intéressé aux personnes en situation de précarité au sens du sociologue Robert Castel, c’est-à-dire en situation d’insécurité sociale et économique. Il ne s’agit pas simplement d’un problème de revenus ou de privations matérielles, mais aussi d’isolement social et culturel. Pour cela, en plus des indicateurs habituels – revenus, diplômes, chômage… -, on a pris un indicateur utilisé par les centres médicaux sociaux, appelé le score Epices. Il prend en compte le fait de vivre seul ou en couple, de rencontrer ou non une assistante sociale, d’avoir quelqu’un sur qui compter en cas de coup dur, de prendre des vacances…. Le score va de 0 pour «Pas du tout précaire», à 100 pour «Précarité absolue». A partir de 30, on considère qu’une personne est précaire. Et à notre grande surprise, on est arrivées à plus de 36% de l’échantillon interrogé, représentatif de l’électorat inscrit sur les listes en métropole. Soit près de17 millions de personnes en situation de précarité. C’est beaucoup et cela tient à la définition de notre indicateur.

Cela ne recoupe pas les gens en situation de pauvreté ?

Le score de précarité est corrélé à celui de la pauvreté monétaire, mais pas seulement. Certaines personnes pauvres ou des chômeurs ont, par exemple, des réseaux amicaux, sociaux ou familiaux qui les prennent en charge. A l’inverse, on peut avoir un boulot et être précaire, car on a un emploi temporaire, avec un revenu qui ne va pas durer.

Aujourd’hui, il existe un brouillage des frontières de classes et socio-professionnelles. La précarité traverse toutes les catégories, mais certaines sont plus touchées que d’autres. On trouve 52% de précaires chez les ouvriers, 47% chez les petits commerçants et artisans, 42% chez les employés, 37% chez les agriculteurs et même 18% chez les professions intermédiaires.

« Une certaine sympathie pour Marine Le Pen »

Que disent-ils de la présidentielle 2012 ?

Ils ont des rapports très divers à la politique car ils y ont été socialisés avant. Rares sont les gens qui naissent précaires. Ils représentent une petite partie de notre échantillon ceux qui dès l’enfance ont eu une vie difficile, orphelins de naissance, placés en foyer, maltraités, passés parfois par la prison, par la drogue, habitués de la rue…
Ils ont toutefois une chose en commun : une exaspération, un ras-le-bol à l’égard de Nicolas Sarkozy, qualifié de «président des riches» – ils parlent de son yacht, de sa montre, disent qu’il a « pris aux pauvres pour donner aux riches »… Pour eux, la gauche est tout de même mieux que la droite car elle défend les petits, les ouvriers, et qu’elle se bat pour la justice. Même si Hollande ne fait pas rêver, il apparaît « moins pire » que Sarkozy.
Enfin, une grosse minorité exprime une certaine sympathie pour Marine Le Pen. D’après eux, elle est moins raciste et moins brutale que son père, et politiquement « au moins elle on comprend ce qu’elle dit », «ça nous change des costumes cravates»… L’idée qu’il y a trop d’étrangers, d’immigrés, fait son chemin, chacun a son bouc émissaire. Même des personnes issues de l’immigration s’en prennent aux nouveaux arrivants qui ne font pas d’effort pour s’intégrer, ou aux jeunes qui chahutent et font des trafics dans les halls d’immeubles. Rares sont ceux qui iront jusqu’à voter FN cependant. Notre enquête par sondage, qui complète les entretiens, montre que ce ne sont pas les plus précaires qui ont voté Marine Le Pen en 2012, mais ceux qui sont ceux juste au-dessus du seuil de précarité, qui ont un peu de bien, un petit quelque chose et peur de le perdre.
Globalement, les précaires sont traversés par les mêmes logiques que les non précaires, mais ils les accentuent Ils votent un peu plus à gauche et surtout, ils s’abstiennent nettement plus.

Pourquoi sont-ils inaudibles ?

Ils ont des choses à dire comme le montre en ouverture du livre le poème d’un ancien précaire devenu bénévole. … mais ils ne savent pas vers qui se tourner, car personne ne vient les voir. Beaucoup nous ont demandé à la fin des entretiens : «vous leur direz ?». On a eu des discussions politiques passionnantes avec nos interviewés, beaucoup cherchaient vraiment à s’informer, ils écoutaient la radio, ils passaient prendre les journaux gratuits au métro avant qu’ils disparaissent.. Il suffirait de presque rien pour qu’ils retrouvent une vie citoyenne. Encore faut-il leur redonner confiance en eux et la volonté de se battre.
En plus, la précarité rend très difficile l’acte de vote. Souvent ces personnes vont d’hôtel en hôtel, certaines sont passées par la prison et ont été déchues d e leurs droits, beaucoup sont mal inscrites sur les listes, encore à leur ancien domicile. Et les formalités sont décourageantes. Résultat : on compte parmi eux quatre fois plus de non-inscrits que chez la moyenne des Français.

« Je n’imaginais pas des entretiens aussi riches »

Pourquoi ne s’organisent-ils pas pour se faire entendre ?

La lutte pour la survie quotidienne est telle qu’on n’a guère constaté de solidarité. C’est un peu le chacun pour soi, car ils sont en concurrence pour les aides. Un système comme le RSA (revenu de solidarité active, ndlr) est terrible car il crée des effets de seuil (au-delà d’un certain niveau de revenus, on ne touche plus rien, ndlr). Ceux qui ont le plus de ressentiment sont les travailleurs pauvres – «Je travaille, mon mari travaille comme un fou et on n’y arrive pas, alors que ceux qui touchent le RSA s’en sortent mieux », se plaignent-ils.
Hormis une minorité clairement située à l’extrême gauche et au PC qui affiche une conscience de classe, l’exception à la règle serait les femmes : chez qui affleure parfois un sentiment, fragile, de solidarité, un « nous », surtout les mères seules qui se battent comme des folles pour qu’on ne leur enlève pas leurs enfants. Elles sont davantage en contact avec la société aussi à travers les services sociaux et à l’école. Autant e facteurs de politisation.

Que vous ont apporté ces rencontres, à vous personnellement ?

Ca m’a marquée. Je n’imaginais pas que l’on puisse faire des entretiens aussi riches avec des personnes aussi dépourvues de tout. J’ai découvert un univers auquel les sondages ne donnent pas accès. Il y a aussi la chaleur humaine que j’ai ressentie, auprès de ces personnes qui prenaient le temps de nous raconter au jour le jour ce qu’est que leur quotidien, la précarité. Elles donnent aussi plein d’idées sur la politique. Comme Leila qui dit : «faudrait, je sais pas, mettre un pauvre en tant que président » ou Caroline qui voudrait « emmener tous par la main » les candidats à la présidentielle, leur faire vivre une journée avec elle, leur montrer la difficulté de chercher du travail quand ne peut même pas se payer un billet de tram.

« Nous allons poursuivre l’enquête »

Quelle suite envisagez-vous ?

Cette enquête nous a tellement passionnées que nous allons la poursuivre, avec Céline Braconnier et Florence Haegel. Notre prochaine recherche s’appellera «Précarité, participation et politique». Nous voulons comprendre, au sein des associations, comment faire pour mieux accompagner les bénéficiaires vers l’autonomie et la citoyenneté, comment les aider à être des personnes qui acceptent de se regarder dans la glace et qui ne sentent plus réduites à leur statut de précaires ou de pauvres. Pour cela, nous allons enquêter auprès des salariés, des bénévoles et des personnes accompagnées. Parfois les aides infantilisent alors qu’il faut apprendre aux personnes à s’en sortir toutes seules et à devenir citoyennes. Depuis la loi de 2002, elles sont désormais représentées au Conseil national de lutte contre la pauvreté et l’exclusion (2). Mais cela ne suffit pas.

D’autres pays mènent-ils de telles recherches ?

Il y en a beaucoup aux Etats Unis. Mais ils n‘ont pas le même système de sécurité sociale. L’Europe du nord et les Scandinaves ont aussi un secteur de recherche impressionnant sur tout ce qui touche au «welfare state» et à la protection sociale.

Que pensez-vous d’une campagne comme celle d’ATD Quart Monde sur les idées reçues ?

Des livres comme cela, qui démontent les clichés sans être moralisateurs, sont fondamentaux. Surtout lorsque l’on entend des hommes et des femmes politiques parler d’assistés à qui il faudrait couper les aides – alors que ces personnes donneraient souvent n’importe quoi pour travailler et ont honte d’être aidées. Tous les sondages montrent une véritable inquiétude ce sujet: une majorité de Français a le sentiment que ça pourrait leur arriver un jour, à eux ou à leurs enfants, de tomber dans la précarité. Il faut montrer que l’on peut s’en sortir et qu’il n’y a pas de fatalité. En ciblant les jeunes générations en particulier, dont beaucoup sont prêts à s’engager dans des actions de solidarité, vous pourrez changer le regard sur les pauvres et sur les précaires.

Recueilli par Véronique Soulé

(1) le colloque international des 17, 18 et 19 décembre 2008 avec le sous-titre «Quelle est l’actualité de la pensée politique de Joseph Wresinski», à l’occasion des cinquante ans de son combat contre la misère.

(2) Prévu par la loi du 1er décembre 1988 sur le RMI (revenu minimum d’insertion), il a été constitué en 1993. Parmi les 65 membres, les représentants de 12 associations, dont ATD Quart Monde, y siègent, ainsi que 8 personnes vivant dans la pauvreté et la précarité.