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Idées Fausses : « La définition de la pauvreté est subjective » Pas si simple !

Pas si simple. La grande pauvreté est une situation de ruptures profondes qui n’a rien de relatif ni d’artificiel.

La pauvreté n’est pas qu’une notion relative. Un millionnaire ne sera jamais pauvre dans un pays de milliardaires. Il existe bien un moment où, à force de cumuler des précarités dans plusieurs domaines, une personne se trouve dans une situation de rupture et d’exclusion qui la prive d’une existence sociale et de ses droits fondamentaux. C’est ainsi que l’économiste Amartya Sen a défini, dans les années 1980, la pauvreté comme un déficit de « capabilités » ou « capacités » de base[1]permettant d’atteindre certains niveaux de minimums acceptables, variables d’une société à une autre : être bien nourri et logé, prendre part à la vie de la communauté, pouvoir se montrer en public sans honte, etc.

En 1987, Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde, a donné une définition similaire de la grande pauvreté : « La précarité est l’absence d’une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les chances de réassumer des responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible[2]. »

Cependant, alors que Sen et Wresinski insistent sur le caractère multidimensionnel de la pauvreté[3], les mesures officielles se basent, en France comme dans les autres pays, sur des indicateurs quantitatifs de la pauvreté centrés sur l’aspect monétaire : les revenus, l’accès à un panier de biens ou les « conditions de vie ». Dans la suite de cet ouvrage, nous utiliserons malgré tout ce type d’indicateurs, car ils sont actuellement les seuls disponibles.

  • La pauvreté monétaire

Pour les Nations unies et l’Union européenne, une famille est « pauvre » si son revenu se situe sous un seuil de pauvreté défini à 60 % du revenu médian[4] : 1 026 € mensuels pour une personne seule en France en 2016, et 2 155 € pour un couple avec deux enfants de moins de 14 ans.

En France, l’Insee dénombrait en 2016 :

– 8 783 000 personnes en situation de pauvreté (au seuil de 60 %), soit 14 % de la population ;

– 4 997 000 personnes en grande pauvreté (seuil de 50 % du revenu médian), soit 8 %.

Mais ces taux de pauvreté monétaire ne disent rien du poids croissant des dépenses contraintes dans le budget des ménages défavorisés (idée fausse 23). Et ces taux peuvent baisser « artificiellement » si le revenu médian baisse, comme cela a été le cas en 2003, 2004, 2010, 2011, 2012 et 2013 (mais un taux qui baisse ne signifie pas forcément un nombre de personnes sous le seuil de pauvreté qui baisse, car la population française croît chaque année).

Aux États-Unis et au Canada, la pauvreté n’est pas seulement définie de façon relative, mais aussi de façon absolue, en comptant le nombre de personnes qui ne peuvent pas s’offrir un « panier » de biens et services de base. Cette approche a ses avantages et ses inconvénients : il est difficile de définir ce panier et de déterminer comment le faire évoluer au fil des années. En France, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) a défini en 2014 un tel panier en associant des personnes confrontées à la pauvreté[5] : le « budget de référence » minimum serait ainsi de1 424 € par mois pour une personne seule locataire en HLM.

Signalons l’existence d’un autre indicateur monétaire suivi par l’Insee : l’intensité de la pauvreté, qui mesure le revenu moyen des personnes en situation de pauvreté (il s’agit plus précisément de l’écart entre le seuil de pauvreté et le revenu médian des personnes vivant sous ce seuil). L’intensité de la pauvreté (à 60 % du revenu médian) était de 18 % en 2004 et de 19,6 % en 2015 (et de 16,6 % pour le taux de pauvreté à 50 % du revenu médian et de 20,2 % pour le taux à 40 %)[6].

Il y a aussi le taux de « persistance dans la pauvreté », qui mesure la part des personnes pauvres une année donnée, qui l’étaient déjà au moins deux années sur les trois précédentes (qui l’ont donc été trois années sur quatre, en comptant la dernière). Ce taux augmente globalement au fil des années.

  • La« pauvreté en conditions de vie »

Chaque année, l’Insee mesure également la « pauvreté en conditions de vie » en comptant le nombre de personnes qui cumulent des difficultés dans quatre domaines : consommation, insuffisance de ressources, retards de paiement, difficultés de logement.

En 2017, en France, le taux de pauvreté en conditions de vie était de 11 %. Bizarrement, il baisse d’année en année. Il est l’objet de différentes critiques[7].

Au niveau international, l’université d’Oxford a conçu en 2010 un taux de pauvreté mesurant 10 dimensions (nutrition, mortalité infantile, années d’étude, scolarisation effective, énergie domestique, sanitaires, eau potable, électricité, logement, autres éléments) regroupées sous trois thématiques principales : la santé, l’éducation et les besoins du quotidien[8].

  • Les dimensions cachées de la pauvreté

On voit les limites de ces différents taux de pauvreté qui ne mesurent que ce qui est visible et quantifiable, mais pas ce qui fait le fond de l’exclusion sociale : le sentiment d’isolement, d’assujettissement à autrui, la maltraitance institutionnelle, la dureté des relations au travail, la stigmatisation, les discriminations, la non-participation, l’incertitude constante quant à l’avenir, etc. ATD Quart Monde et l’université d’Oxford ont lancé en 2016 un travail international qui, pour la première fois, a associé en profondeur des personnes en grande précarité afin d’identifier ces dimensions de la pauvreté cachées, mais cruciales[9]. C’est aussi en s’attaquant à ces dimensions cachées que l’on parviendra à mieux agir contre la pauvreté.

[Article mis à jour en décembre 2019]

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[1] « L’ensemble des capacités exprime ainsi la liberté réelle qu’a une personne de choisir entre les différentes vies qu’elle peut mener » (A. Sen, « Capability and Well-Being », in M. Nussbaum et A. Sen (sous la dir.), The Quality of Life, Oxford, Clarendon Press, 1993).

[2] Définition contenue dans l’Avis adopté par le Conseil économique, social et environnemental les 10 et 11 février 1987, sur la base du rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » présenté par J. Wresinski, fondateur du Mouvement ATD Quart Monde.

[3] La lutte contre la pauvreté ne doit donc pas viser seulement les revenus, mais aussi l’éducation, la santé, les discriminations, etc.

[4] Le revenu médian partage la population en deux moitiés : l’une touche moins et l’autre touche plus que ce revenu.

[5] « Budgets de référence ONPES », Crédoc et Ires, 2014. Voir aussi « Les budgets de référence : une méthode d’évaluation des besoins pour une participation effective à la vie sociale », rapport ONPES 2014-2015.

[6] « Les effets des transferts sociaux et fiscaux sur la réduction de la pauvreté monétaire », Drees, 2018.

[7] J.-L. Pan Ké Shon, Pourquoi l’indicateur de pauvreté en conditions de vie baisse malgré la crise économique ouverte en 2008 ?, Insee, 2015.

[8] Global Multidimensional Poverty Index 2018. The Most Detailed Picture to Date of the World’s Poorest People, OPHI, University of Oxford, 2018.

[9] Comprendre les dimensions de la pauvreté en croisant les savoirs. « Tout est lié, rien n’est figé », ATDQuart Monde/Secours Catholique-Caritas France, 2019.