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La Charte sociale du Conseil de l’Europe : 50 ans et après ?

I) LES PLUS PAUVRES, PARTENAIRES DE LA CHARTE SOCIALE EUROPEENNE

La Charte sociale européenne adoptée en 1961 avait pour ambition de garantir la jouissance sans discrimination des droits de l’Homme, droits fondamentaux économiques et sociaux.

Force est de constater qu’à cette époque, cet idéal ne concernait pas les familles en grande pauvreté dont on semblait ignorer l’existence en Europe de l’Ouest. On pensait généralement qu’avec la reconstruction d’après-guerre, la croissance et le plein emploi permettraient à tous de rejoindre rapidement la société de consommation. Quant à ceux qualifiés de « cas sociaux », considérés comme responsables de leur situation, on ne leur proposait que des solutions d’assistance sans avenir.

Il fallut toute l’opiniâtreté de Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement ATD Quart Monde en 1957, pour faire reconnaître l’existence d’une grande pauvreté endémique et familiale en Europe de l’Ouest. Il fit la preuve qu’il ne s’agissait pas de cas isolés, mais de toute une population exclue de génération en génération.

Il entreprit ensuite de montrer que la misère est une violation des droits de l’homme, tout comme le racisme et la torture. Ce combat, ATD Quart Monde l’a mené avec des familles vivant dans des conditions très difficiles, avec d’autres organisations non gouvernementales et avec des institutions telles que le Conseil de l’Europe, le Conseil économique et social et la Commission nationale consultative des droits de l’homme en France. Il s’est appuyé pour cela sur les instruments des droits de l’homme que sont la Déclaration universelle des droits de l’Homme, la Convention européenne des droits de l’Homme et la Charte sociale européenne.

Bien que proclamant les grands idéaux de l’humanité, ces textes internationaux n’ont pas vraiment, dans un premier temps, contribué à améliorer la vie des très pauvres, comme le fit remarquer Joseph Wrésinski (1) au Conseil de l’Europe en 1981 : « Pourquoi, interrogeait-il, nos convictions profondes ne trouvent-elles pas d’application au plus bas de l’échelle sociale ? Comment, pourquoi toute une couche de population se trouve-t-elle ainsi placée hors structures, hors la loi, hors société et hors démocratie ? »

En 1982, il lança un appel pour que la grande pauvreté soit reconnue comme une violation des droits de l’homme par les textes internationaux. Signé par des milliers de personnes dans le monde, cet appel fut remis notamment au Secrétaire général des Nations unies et au Secrétaire général du Conseil de l’Europe.

Cette interpellation fut prise en considération par les instances du Conseil de l’Europe. Hans-Peter Furrer, alors Directeur des Affaires politiques, déclarait en 1989 (2): « Au Conseil de l’Europe, nous pensons qu’il est grand temps de mettre en œuvre un véritable partenariat consistant à écouter les pauvres et leurs représentants et à les reconnaître comme des interlocuteurs légitimes qui réclament et font valoir leurs propres droits face à des autorités et des co-citoyens qui, trop facilement, s’arrogent la légitimité de penser et d’agir à leur place. La reconnaissance est la base même de toute possibilité d’agir ensemble. »

Au cours de la période 1989-98, le Mouvement ATD Quart Monde a activement participé au projet du Conseil de l’Europe « Dignité humaine et exclusion sociale », inspiré par la démarche du rapport Wresinski du Conseil économique et social français « Grande pauvreté et précarité économique et sociale ».

Le partenariat entre les personnes les plus défavorisées d’Europe et le Conseil de l’Europe a permis d’approfondir la compréhension de l’indivisibilité et de l’universalité des droits de l’Homme. Il a débouché sur l’article 30 de la Charte sociale européenne révisée (3), un article essentiel concernant le droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale.

II) L’EFFECTIVITÉ DES DROITS

Mais qu’en est-il de la mise en œuvre et de l’effectivité des droits affirmés par la Charte sociale ?

Prenons un exemple : depuis plus de 20 ans, des législations ambitieuses ont été adoptées par la France pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Cependant, les applications sur le terrain ne sont pas à la hauteur des difficultés vécues par les personnes et familles vivant dans la pauvreté. En 2006, devant le blocage et l’aggravation des situations dont nous étions témoins sur le terrain, nous avons déposé une réclamation collective contre la France au regard du droit de vivre en famille, du droit d’être protégé contre la pauvreté et du droit au logement en combinaison avec le principe de non-discrimination à cause de l’origine sociale (4)

Le 4 février 2008, le Comité des droits sociaux du Conseil de l’Europe a donné raison au Mouvement ATD Quart Monde ainsi qu’à la FEANTSA (Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les Sans-Abris) qui avait également déposé une réclamation collective.

Ce résultat appelle plusieurs commentaires :

– Les familles vivant dans la grande pauvreté ont été associées à toutes les étapes de la procédure par leurs expériences et analyses et par leur participation sous forme d’une délégation de trente personnes durant l’audience devant le Comité des droits sociaux. L’une d’elles, Madame Cécile Reinhardt, a déclaré devant le Comité : « Cette réclamation correspond à beaucoup d’espoir. J’ai vécu la moitié de ma vie dans des logements précaires. Quand pourrons-nous assurer à nos enfants d’avoir un logement digne ? Comment vivre sa citoyenneté si on ne vit pas pleinement ses droits ? »

– L’enjeu n’était pas pour ATD Quart Monde de mettre en cause un gouvernement ou une tendance politique, mais d’introduire l’idée d’une « obligation de résultat » pour les politiques décidées par les pouvoirs publics en matière de logement social et de lutte contre la pauvreté. L’évaluation des politiques ne doit pas seulement porter sur le fait qu’elles existent et sur le fait que certains en profitent, mais sur leurs résultats effectifs par rapport à la situation des très pauvres. Si ces derniers, en effet, ne sont pas partie prenante de la mise en œuvre des droits, s’ils ne sont pas la mesure de leur effectivité, alors leur exclusion ne fera que croître.

– Pour renforcer l’accès aux droits fondamentaux des personnes vivant dans l’extrême pauvreté (5), pour éviter une Europe des droits de l’homme à deux vitesses, c’est à dire une Europe qui, pour faire face à la crise économique et financière, sacrifie les plus faibles, une garantie des droits au niveau européen est indispensable. L’application des principes reviendrait ensuite aux autorités locales et nationales. Dans ce sens, tous les États d’Europe devraient ratifier la Charte sociale révisée en acceptant aussi les articles 30 et 31.

Et il est évident que l’Union européenne devrait adhérer dès maintenant à la Charte sociale européenne et à sa procédure de plaintes collectives.

– Et finalement, il est impérieux d’intégrer une culture du respect des droits de l’homme dans la mise en œuvre de tous les textes européens et dans la pratique des institutions au niveau des États et des instances européennes, à Strasbourg comme à Bruxelles. La reconnaissance de l’extrême pauvreté comme violation des droits de l’homme devrait être une pratique naturelle de toutes ces institutions.

Pour cela, comme l’affirme Paul Bouchet, président d’honneur d’ATD Quart Monde, il est indispensable de combiner l’esprit de ces textes avec les principes d’égale dignité, de non- discrimination, voire dans les cas extrêmes de refus des traitements inhumains et dégradants – car on peut considérer que beaucoup de violations des droits à l’encontre des pauvres constituent des traitements inhumains et dégradants.

III) UNE EUROPE CITOYENNE

Sans la participation réelle des populations concernées, les pratiques, les politiques et les recherches concernant la grande pauvreté sont vouées à l’échec et à l’erreur. Pour autant, vouloir que l’expérience et la pensée des plus démunis guident la conception et l’évaluation des politiques exige un véritable effort de formation tant des populations pauvres que des autres. Que les personnes démunies puissent exercer leur citoyenneté, leurs droits et leurs responsabilités est indispensable pour elles comme pour les institutions démocratiques. Mais leur citoyenneté ne peut pas exister si les autres membres de la société ne se veulent pas co-citoyens avec eux.

Reconstruire la confiance entre tous les citoyens nécessite de créer les conditions pour qu’ils apprennent les uns des autres, en particulier pour que les plus pauvres soient convaincus que leur expérience de vie leur a donné un savoir unique qu’ils peuvent partager.

Au niveau des États et de l’Europe, les institutions doivent soutenir la formation civique et professionnelle susceptible de nouer le lien social, de créer un dialogue entre les Européens les plus défavorisés et les décideurs, comme le fait le Comité économique et social européen en accueillant régulièrement l’Université populaire Quart Monde européenne depuis 1989. Elles doivent aussi encourager les initiatives d’associations pour l’accès aux droits, comme les Comités solidaires pour les droits que nous avons lancés avec Amnesty International et le Secours catholique.

Il est impératif de refuser « l’écrémage » des pauvres qui contribue à pérenniser la misère et l’exclusion. La stratégie qui consiste à vouloir réduire la pauvreté selon un certain pourcentage relève de l’écrémage. En effet, ceux qui vont bénéficier de cette stratégie sont évidemment les moins en difficulté parmi les pauvres. Mais qu’advient-il des plus en difficulté ? Ils se retrouvent encore davantage en arrière, abandonnés et – un comble – sont considérés comme moins « capables » que ceux qui s’en sortent, ce qui est complètement faux et injuste.

C’est tout le problème de la différence fondamentale entre une politique qui vise la réduction de la grande pauvreté et une politique qui a pour objectif son éradication. La première n’est pas universelle, elle n’a pas comme point de départ la prise en compte de tous, elle est sélective. La seconde, par contre, a comme visée « l’accès de tous aux droits de tous, par la mobilisation de tous ». C’est cette politique-là que devrait mettre en œuvre l’Europe : une politique fondée sur le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains, sur l’indivisibilité et l’interdépendance des droits de l’homme. Le cinquantième anniversaire de la Charte sociale européenne est l’occasion de réaffirmer l’urgence de cette politique. Le rayonnement et la crédibilité de l’Europe dans le monde en dépendent bien davantage que de sa puissance financière.

Je reprendrais volontiers pour terminer la phrase gravée à l’entrée de cette maison qui nous accueille car elle résume à elle seule tout mon propos : « Considérer les progrès de la société à l’aune de la qualité de vie du plus pauvre et du plus exclu est la dignité d’une nation (j’ajouterais « d’une Europe ») fondée sur les droits de l’homme ».

Je vous remercie.

(1) Joseph Wresinski, « Quart Monde et droits de l’homme», discours d’ouverture du séminaire : « Le droit des familles de vivre dans la dignité », au Palais de l’Europe à Strasbourg, du 9 au 11 décembre 1981.

(2) Hans Peter Furrer, «Des gestes neufs pour les droits de l’homme en Europe», Revue Quart Monde, N°131 – Une démarche Wresinski pour l’Europe.

(3) « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale, les Parties s’engagent :
– à prendre des mesures dans le cadre d’une approche globale et coordonnée pour promouvoir l’accès effectif notamment à l’emploi, au logement, à la formation, à l’enseignement, à la culture, à l’assistance sociale et médicale des personnes se trouvant ou risquant de se trouver en situation d’exclusion sociale ou de pauvreté, et de leur famille;
– à réexaminer ces mesures en vue de leur adaptation si nécessaire. »

(4) Réclamation collective n°33 ATD Quart Monde/France : le Comité européen des Droits sociaux a conclu à la violation des Articles 30 (seul et en combinaison avec l’Article E), 31§§1 et 2 et 31§§3 en combinaison avec l’Article E de la Charte sociale européenne révisée, et a transmis son rapport contenant sa décision sur le bien-fondé de la réclamation aux parties et au Comité des Ministres le 4 février 2008. Le Comité des Ministres a adopté Résolution Res ChS (2008)7 le 2 juillet 2008.

(5) Voir le compte rendu du séminaire « Comment améliorer l’accès aux droits fondamentaux des personnes vivant dans l’extrême pauvreté au sein de l’Union européenne? » organisé par la Commission nationale consultative des droits de l’homme et ATD Quart Monde le 28 mars 2011 à Paris : http://www.atd-quartmonde.org/